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Full text of "Les Ribaud, une idylle de 37 ..."

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LES RIBAUD 



Dr CHOQUETTE 



LES 



RIBAUD 



UNE IDYLLE DE 37 



"Oh ! que tout était grand dans cette époque antique i 

Mais le temps, grand semeur de la ronco et du lierre, 

Efface le passé d'une main familière, 

£t déchire le livre aux endroits les plus beaux 1 " 

Hugo. 



• • • 



MONTRÉAL 

EUSÈBE SÉNÉGAL & CI£, Impbimettbs-Éditeurs 

20 rue Saint-Vincent 

1898 



^MS 



/ ' -r ■: 



Enregistré couforméroent à l'acte du Farlcmont du 
Canada, daus l'année mil huit cent quatre-vingt-dix-huit, 
par Ernest Choqubttb, dans le bureau du Ministre de 
l'Agriculture. 















A MON AMI LOMER GOUIN 

Membre de la Législature provinciale et du 
Conseil de l'Instruction Publique. 



// f/ avait tant d' étoiles ce soir-là 

^ La montagne estompait si nettement 

ses deux énorme:^ mamelons sur r horizon 
Jaunâtre ; les berges illuminées — cert 
et rouge — défilaient sur le Richelieu en 
se berçant si amoureusement sous la 
louée du JULIA ; le parfum des pom- 



VI Dédicace 

miers en fleurs était si odorant ; le sol, 
lavé du sang des ancêtres, réveillait à 
C esprit des souvenirs si héroïques ; les 
échos des luttes d'autrefois renaissaient 
d'une manière si vivace ; tout cela était 
si grand, si plein de poésie, que vous 
vous êtes écrié dans un élan : 

— Mon Dieu ! que cest beau votre 

pays Mais il y a w/^ roman là- 

dedans Pourquoi ne V écrivez-vous 

pas ? 

Tai répondu : 

— Peut-être, cet hiver, 

quand viendront les longs soirs oif il y 
aura moins d'étoiles. 

V hiver est venu ; quelques inspi- 
rations avec Elles ont produit mon 

premier- né lit té i aire. 



Dédicace vu 



Puisque vous m'en avez proposé 

Vidée, je vous le dédie, en souvenir de 

ce bon soir d*été où il y avait tant 

d'étoiles. 

Dr Choquette 

Saint' Hilaire, ce 25 mars 1898. 



1 



A ** LA HUEONNE ". 

Il ne reste plus d'autres vestiges, à 
Chambljjdo l'ancienne petite auberge "La 
Huronne" qui faisait autrefois le coin 
des deux routes conduisant à Longueuil 
et à Saint-Jean, que quelques pierres en- 
core enkystées de mortier, auxquelles va 
se buter parfois le pied distrait du piéton. 



2 Les lîibaud 

Elle n'dtait pas somptueuse alors, en dix- 
huit-cent trente-quatre, la petite auberge ! 
Mais quand on entendait les chocs des 
verres sur le comptoir, les éclats de chan- 
sons qui jaillissaient des fenêtres ouvertes, 
quand on y voyait les chevaux fumants 
arrêtés devant la porte, la cour remplie 
d'un va et vient affairé, plein de vie, elle 
vous donnait l'illusion du branle-bas d'un 
immense hôtel. 

Le père Latrcille, toujours important, 
empressé, sous son petit bonnet de pro- 
priétaire, lui avait fait cette vogue éton- 
nante. 

Dans ses rapports quotidiens avec les 
bureaucrates, les patriotes, les Anglais, 
les Canadiens, jamais ce qui lui pénétrait 
dans l'oreille n'en sortait. Il était d'une 
discrétion de coffre-fort. 

Aussi personne ne se gênait do parler 



Les Eibaud 3 



librement devant lui et son auberge était 
ainsi devenue un rendez-vous très couru. 

Il y avait déjà des grondements dans 
l'air, à cette époque enfiévrée. Les jeu- 
nes comme les vieux se sentaient des 
élans d'enthousiasme et de liberté. Pau- 
vres grands cœurs. 

Et à Chambly plus qu'ailleurs, quand 
les soldats en caserne défilaient en compa- 
gnies triomphales, tambours battant,fusil8 
à l'épaule, sabres flottant, si les enfants, se 
serrant inquiets et effrayés aux genoux de 
leurs pères, demandaient qui l'on voulait 
tuer, ils entendaient cette réponse : N'aie 
pas peur, va, nous en avons des fusils, 
nous aussi. 

De ces pères-là qui avaient inoculé à 
leurs enfants toute leur âme de patriote, 
tout leur courage, . tout leur orgueil de 
Français, le vieux docteur Eibaud en était 



Les Elbaud 



le type le plus ardent comme le plus par- 
fait. 

Sa beUe tête grisonnante, solidement 
plantée sur des épaules encore moins lar- 
ges que son cœur, résumait tout l'homme. 

Caractère ferme et sans tache, pour le 
vieux docteur, donner la main c'était don- 
ner le bras, et quand il la tendait grande 
ouverte à ses concitoyens Yiger, Lambert, 
Fran chère, Gossclin, Boilcau, tous ces 
grands cœurs qui s'échauflFaient déjà aux 
paroles brûlantes et patriotiques de Papi- 
neau, c'était son bras en appui qu'il don- 
nait, c'était son aide et ses sympathies. 

Ça n'existe plus aujourd'hui, vraiment, 
ces vieux gentilhommes sans autre blason 
que celui de leur noblesse d'âme. Bien que 
jeunes nous sommes déjà apathiques, 
anémiés, nos épaules sont faites au joug, 
et les belles vertus qui bouillonnaient 



Les Rihaud 



autrefois chez nos ancêtres ne nous ont 
laissé que des scories. 

Le docteur Eibaud était veuf. 

Il partageait son amour sans borne 
entre deux enfants, une fillette de quinze 
ans, Madeleine, dont il faisait l'éducation 
lui-même, et Gabriel, un charmant garçon 
de vingt ans, doublure parfaite, physique 
et morale, du père. 

Quand le vieux docteur rentrait à son 
foyer de courses pénibles chez ses patients 
de la campagne au loin, il se sentait heu- 
reux et attristé pourtant. Heureux de ces 
deux enfants qu'il adorait, qu'il caressait 
orgueilleusement, qu'il admirait sans ré- 
serve ; attristé auçsi au souvenir de sa 
femme, souvenir qui lui mettait souvent 
les yeux humides et qu'il sentait encore 
voltiger dans sa maison après dix ans de 
veuvage. 



6 Les Eibaud 



Néanmoins, dans un recoin de son cœur, 
il y avait aussi place pour une autre ami- 
tié ; une vieille amitié sincère et tendre 
qui s'était constamment vivifiée avec les 
années. C'était celle qui l'unissait au curé 
de la paroisse, l'abbé Michaudin, 

Vieux comme lui, franc et bon comme 
lui, soulageant comme lui les douleurs, 
pleurant souvent avec lui auprès des 
mêmes misères, partageant parfois le 
même siège de voiture dans leurs courses 
aux malades, il s'était fait une soudure ad- 
mirable et charmante entre ces deux 
hommes dans le coudoiement de leurs 
vies identiques. 

Kien n'arrivait de joyeux ou de triste à 
l'un que l'autre n'en fût en même temps 
heureux ou affligé. 

Les enfants du docteur étaient presque 
ceux du curé, et quand celui-là voulait se 



Les Ribaud 



rendre compte du succès de ses leçons, il 
les soumettait à l'examen de celui-ci. 
Cette liaison était vraiment touchante. 



— Tu sors, Gabriel ? 

— Oui, père, si vous le permettez, j'irai 
m'amuser un peu chez Latreille. 

— Mais, mon Dieu, ne crains-tu pas ? 
chez Latreille, c'est chez l'aubergiste ; tu 
es jeune, une mauvaise habitude est si 
vite prise... tu sais... sois prudent, 

— Père, vous avez confiance en moi ? 

— Oui, j'ai confiance en toi... sans ça... 

— C'est que nous allons simplement 
faire une jmrtie de cartes, quelques amis... 
Los soldats anglais y vont aussi, et chan- 
tent... Ahl ce n'est pas, cependant, que 
je les aime plus que vous ne les aimez, 
père, mais... 

— Mais quoi... comment ? 



8 Les Rihaud 



— Ah ! je sens bien, va, qu'ils vous font 
mal au cœur, ces gens-là... et si jamais... 

— C'est bon... tu es un brave... et je 
t'aime bien. 

Gabriel sorti, le docteur Ribaud songea. 

Oui, c'était bien vrai qu'il ne les aimait 
point les habits rouges. Son père était 
mort en se battant contre eux à Waterloo ; 
lui-même avait fait volontairement un 
certain stage militaire et il avait reçu une 
éducation qui l'avait habitué à regarder 
l'Anglais comme un ennemi héréditaire. 

Qu'y avait-il d'étonnant à ce que son 
fils eût compris d'instinct ces sentiments 
intimes. 

Et puis, ces cris de liberté, ces appels 
patriotiques, ces discours enflammés, 
qu'on entendait et qui échauffaient déjà les 
masses, surtout dans ce coin de pays, 
foyer de dévouement et de patriotisme — 



Les Rihaud ^ 



la vallée du Eichelieu — lui mettaient à 
l'œil des éclairs particuliers. 

Gabriel avait compris tout ça, avait 
hérité de tout ça, de sa bonhomie char- 
mante, de son indomptable susceptibilité 
d'honneur, comme il avait pareillement 
hérité de ses inflexions de voix, de son bon 
rire en fusée, jusque de ses tics même que 
le vieux docteur reconnaissait avec un 
plaisir caché. 

Quand Gabriel pénétra dans l'auberge 
*' La Huronne," quatre ou cinq amis, — 
Gaston de Grosbois, Charles Larocque, 
Jules de Martigny, Arthur Ijemieux, — 
Tattendaient déjà. 

Il était très populaire parmi eux. Son 
excellente nature, brave et généreuse, ne 
lui attirait partout que des sympathies. 

— Je tiens ma revanche, ce soir, dit 
gaiement Gaston, Je me sens une veine... 

2 



10 Les Ilibaud 

— Allons, tant mieux... ça nous fait de 
la peine, après tout, do te malmener ainsi 
tout le temps... un si bon garçon... n'est- 
ce pas, Jules ? 

— Absolument... aussi nous allons lui 
donner une chance, reprit ironiquement 
Jules, avec un clignement d'œil...HoI 
père Latreille, une demi-bouteille do votre 
])etit bleu et les cartes. 

Et les amis passèrent dans un compar- 
timent latéral. 

Ce compartiment, — une petite chambre 
bien simple, une table au milieu, un 
sofa éventré dans un coin des chaises 
— représentait, dans ** La Huronne, " 
le lieu des confidences, des conspirations 
et des combinaisons secrètes. 

On pouvait saisir, aux images suspen- 
dues ou collées aux murs, aux caricatures, 
aux vieux tableaux accrochés ici et là, bî- 



Les Rihaud 11 

zarrement, sans symétrie, la légende com- 
me le caractère cosmopolite de l'auberge. 

Papineau, les cheveux droits sur la 
tête, regardait en face le gouverneur 
Aylmer ; Nelson, le Nelson de Trafalgar, 
un coin de la bouche brûlé et charbonné 
par une main impitoyable, tournait avec 
mépris le dos à un calendrier de la 
Minerve; dans un coin, Mgr Lartigue, à 
qui on avait crayonné des moustaches, 
gardait une expression sévère et peu en 
place dans cette hôtellerie. 

A côté et plus bas, une vieille photo- 
graphie du premier bateau à vapeur, 
^' THudson.'^ Puis, disséminées partout, 
peintes de pipes et de bouteilles, des 
annonces de bière, de tabac, de rhum, de 
Jamaïque des maisons Molson, Beaudry, 
Kenault, etc. 

Nos jeunes gens, habitués sans doute 



12 Les Mibaud 



aux décorations bizarres et saugrenues de 
la chambre, s'installèrent bientôt sans 
cérémonie. 

La partie commença, accompagnée de 
francs rires, de ces rires de jeunesse si bons 
et si beaux, où se peint toute la joie de 
vivre sans soucis, sans remords, sans rien. 

A côté, cependant, dans la salle prin- 
cipale, on entendait des éclats de voix 
ironiques, des apostrophes gouailleuses 
parsemées de mots anglais. 

Les amis prêtèrent l'oreille. 

Ce qui faisait ce tapage, c'était l'entrée 
en tempête de trois ou quatre soldats, 
alors en garnison à Chambly et qui . ac- 
compagnés du sous-lieutenant Herbert 
Henshaw, avaient obtenu permission d'une 
sortie du Fort, pour faire un peu la noce 
à **La Huronne," probablement. 

— A toi la donne, Arthur. 



Les Eihaud 13 



— En effet... j*ai six points à marquer, 
n'est-ce pas ? 

— Mon brave Gaston, tu i^ l'as pas en- 
core, ta veine, dit Gabriel,... du moins, ta 
veine a de l'athérôme... athérôme, ah ! 
mon bon, ça te la coupe, ça, hein? étudie 
la médecine, tu l'apprendras. 

Les amis se mirent à rire. 

— Allons toujours... satanés blagueura, 
vous verrez à la fin, répondit Gaston. 

Pendant que la partie se continuait 
ainsi, le tapage, à côté, augmentait, et les 
éclats de voix arrivaient alors très nets, 
dominant tout le bruit. 

C'était le lieutenant, qui, surchauffé, 
agitait son sabre : 

— Nous sommes les maîtres, ici. Rion ne 
bougera, dans Chambly,que si nous le vou- 
lons bien permettre... Depuis les plaines 
d'Abraham, mes petits agneaux, c'est 



14 Les Eibaud 



l'aplatissement, l'obéissance pour vous; 
à nous le commandement et le respect. 

Et il accentua sa tirade d'un coup de 
talon insolent. 

Le lieutenant Hensbaw s'adressait ainsi 
aux Canadiens ahuris, qui n'osaient point 
protester. 

— Que feriez-vous, d'ailleurs? continua- 
t-il avec sarcasme et riant très fort Nous 
n'aurions que dix louis à donner à vos 
curés pour vous faire excommunier au 
premier mouvement et vous tomberiez à 
genoux ou à quatre pattes. Ah I que ce 
serait drôle ! 

Quelqu'un répliqua sourdement, mais 
pas plus. 

Les amis, distraits et visiblement aga- 
cés, surtout Gabriel, continuaient leur 
partie d'une manière machinale. 

La voix d'un soldat reprit : 



Les Rihaud 15 

— On parle do révolte, de soulèvement; 
mais vous n*avez pas seulement une 
tête. Ce serait vous faire mettre en bouil- 
lie à la première rencontre. Quand nous 
aurons besoin de bourres pour nos fusils, 
nous nous battrons avec les Canayens ; 
nous en ferons du papier mâché. 

Puis, le lieutenant de nouveau : 

— Qu'est-ce que c'est que 's^tre Cbénier, 
votre Papineau ?... des engueuleurs, des 
acrobates, des vrais farceurs. Il y a Nelson 
peut-être, et encore c'est un Anglais... 
Un bon petit coup de canon et tout ça 

rentre en terre comme des mulots 

Non, pas une tête, pas une cervelle, pas 
ça et il fit claquer son index. 

— D'ailleurs, on s'embête ici, continua- 
t-il, et on aimerait ça de fricasser quelques 

petits Canayens Ho 1 père Latreille, 

versez-nous à boire. 



16 Les Rihaud 



Puis, se tournant vers ses compa- 
gnons : 

— Buvons à la santé de leur grrrrand 
Papineau ! Et ils pouffèrent de riro tous 
les quatre. 

La partie de cartes était tout à fait 
interrompue. 

Tout à coup on vit Gabriel Eibaud 
fouiller précipitamment dans ses poches, 
en tirer son crayon, choisir l'as de cœur 
dans le paquet de cartes étendues, y tracer 
son nom, puis enfilant brusquement dans 
la salle, l'œil en feu, tout droit parmi les 
assistants : 

— Ah ! les Canadiens n'ont point de 
tête, lieutenant, eh bien, ils ont du cœur 
au moins. 

Et, lui arrachant des mains le verre 
qu'il se préparait à vider, il lui en jeta 
brutalement le contenu à la face. 



Les Bihaud 17 



— Yoici ma carte, lieutenant, acheva-t- 
il, et maintenant, allons, dehors, filez. 

Cette action de courage avait subite- 
ment réveillé la colère des spectateurs, et, 
dans cette transition bête de la peur lâche 
à l'audace brutale, tout le groupe de Cana- 
diens voulut se ruer sur le lieutenant. 

— Non, permettez, messieurs, ceci me 
regarde, fit Gabriel avec un grand calme 
et en s'interposant dignement. 

— C'est une rencontre que vous voulez, 
demanda le lieutenant. 

— Oui, ou des excuses complètes. 

— Alors, tant mieux,... je vais m'amuser 
plus tôt que je ne le croyais, reprit-il 
encore gouailleur. 

— Oh I dépêchez, ou je vous rentre 
immédiatement vos injures dans la gorge, 
répliqua Gabriel au comble de la colère, 
cette fois. 



18 Les Rihaud 



— Très bien, soyez demain sur l'Ile 
Verte à huit heures avec vos témoins ; j'y 
serai. Comme j'ai le choix des armes, je 
prends le pistolet... 

— J'accepte tout, acheva Gabriel. 



Il 



UN DUEL 

Gabriel avait vingt ans. 

A cet âge, on ne voit encore qu*à travers 
le prisme magique de la jeunesse et tout 
ce qui frappe le regard en prend les écla- 
tantes couleurs, roses ou vertes, rouges ou 
bleues, jamais sombres. 

Eien n*est encore venu ternir les rêves ; 



20 Les Bihaud 



de l'absinthe on n'a point goûté l'amer- 
tume, et les larmes qui nous sont parfois 
tombées des yeux ont plus souvent été 
des larmes de joie que des larmes de 
douleur. 

Avec l'idée de sa rencontre du lende- 
main, Gabriel analysa, pendant cette 
dernière nuit,ce qu'avaient été pour lui ses 
vingt ans de vie. Il énuméra les tristesses 
et les sourires qu'ils lui avaient apportés, 
et, appuyé sur sa fenêtre sous le grand œil 
de la lune qui le regardait, il constata qu'il 
avait souri plus souvent qu'il n'avait 
pleuré. 

Il se sentit par instant, des frissons 
d'épouvante à la pensée que tout ce qu'il 
avait aimé pouvait s'anéantir dans un clin 
d'œil. C'était si bon de vivre. 

Kon, ce n'était point de la lâcheté pour- 
tant ; son honneur lui avait tracé un 



Les Bibaud 21 



chemin dont il ne désirait pas s'écarter et 
ce n'était pas pour se dérober non plus à 
la pénible tâche qu'il avait entreprise, 
qu'il songea longtemps... longtemps. 

Que dirait son père ? Avait-il le droit 
de le faire souffrir si horriblement ? Et sa 
petite sœur... sa pauvre petite Madeleine... 

Il pleura. 

Il pleura jusqu'à ce qu'il se fit une 
torpeur dans son cerveau, et, brisé de fa- 
tigues, d'émotions, do sentiments divers, 
il s'endormit. 

Son sommeil ne fut pas long, mais il 
s'éveilla cependant allégé et plus dispos. Il 
était déjà six heures. Il se fit une toilette 
série Qse, l'egarda froidement ses pistolets 
et se dit : allons. 

Tout à coup, la pensée de son père le 
ressaisit plus violente que jamais. 

De s'en aller comme ça, sans un mot 



22 Les Rihaud 



d'adieu, sans un encouragement, il eut 
peur. Il trouva que c'était cruel pour 
son père, plus cruel pour lui-même et il 
oscilla entre ces deux angoisses : celle de 
lui planter en plein cœur, sans préparation 
aucune, ces mots : " je vais me battre," ou 
celle de ne pouvoir garder de lui au moins 
une parole qu'il se répéterait le long de 
la route et qui, lui semblait-il, l'aurait 
fortifié pour le combat. 

Si, en dehors, pour le monde, Gabriel 
était un homme, au sein de ce foyer 
heureux, il était encore un enfant et il 
eut peur de reculer. 

Il écouta, rien ne bougeait dans la 
maison, et, entrebâillant la porte de la 
chambre de son père, doucement, dans la 
crainte de l'éveiller, il voulut aller au 
moins déposer un baiser d'adieu sur son 
front. 



Les Bibaud 23 



En dépit do ses précautions, lo contact 
de ses lèvres glacées tira subitement son 
père de son sommeil et, avant qu'il put 
s'échapper, il entendit un appel dou- 
loureux d'angoisse : 

— Que fais- tu Gabriel ?... Que se passe- 
t-il ?...Tu ne réponds rien... tu m'épou- 
vantes. 

— Je venais vous embrasser tout sim- 
plement, mon père, et je ne voulais pas 
vous éveiller. 

— Tu me trompes, Gabriel... Rien qu'à 
voir ta pâleur, l'agitation de toute ta per- 
sonne, je sens qu'il se passe quelque chose 
de grave... Mon Dieu, qu'y a-t-il ?... Je 
vais aprendre un malheur... Tu n'as rien 
fait de déshonorant, n'est-ce pas ? 

— Calmez- vous, mon père ; tant que 
votre exemple lui restera, votre fils ne 
fera jamais rien dont vous ayez à rougir. 



24 Les Rihaud 



— Pourquoi, alors, cette sortie matinale 
et mystérieuse?... Et puis tes lèvres 
étaient si froides en m*embrassant...Mais, 
tu pleures... tu souffres... voyons, dis- 
moi tout, va... N*aurai8-tu plus confiance 
en ton père ?... S'il faut te protéger, 
compte sur mon bras, s'il faut te pardon- 
ner, compte sur mon cœur. 

— Père, on m'a insulté, hier soir, chez 
Latreille. 

— On t'a insulté, toi,.,, qui? 

— Les soldats anglais du Fort, le lieu- 
tenant Henshaw en tête. J'ai provoqué 
ce dernier en duel... Ton fils a ton sang 
et ta haine, vois-tu. 

— Les gredins... Et tu vas te battre. 
Ah ! je comprends maintenant ; ... mal- 
heureux !... une rencontre. 

Le vieux docteur était devenu livide en 



Les Bibaud 25 



envisageant les conséquences possibles de 
^ette démarche. 

— Ai- je eu tort, dites ? Ils ont sali tou- 
tes nos gloires, bavé sur nos compatriotes, 
ridiculisé notre courage ; ils ont dit, les 
lâches, que nos prêtres se vendaient... 
que... 

— ^Et toi, qu'as-tu répondu ? 

— Moi, je n'ai rien répondu... J'ai sim- 
plement souffleté Henshaw, le chef de la 
bande, après lui avoir savonné le museau 
dans le contenu de son verre... Vous l'au- 
riez fait, vous aussi, père, n'est-ce pas ? 

— Oui, mille tonnerres ! reprit le doc- 
teur, subitement fier... C'était un adieu 
que tu venais me faire alors ?.. Car, as-tu 
songé que tu peux être tué ? 

— Je le sais. 

— Tu n'as pas peur de mourir ? 



26 Les Ribaud 



— Non, j'ai seulement peur do ne plus 
vous revoir. 

— Avec quelle arme te bats-tu ? Quels 
sont tes témoins ? 

— Gaston et Jules. C'est pour huit 
heures sur l'Ile Verte. L'on se bat au 
pistolet. 

— Au pistolet ?... Tiens prier, dit sim- 
plement le vieux docteur en entraînant 
son fils devant le portrait de sa mère où 
ils se jetèrent à genoux tous deux. 

— Tu as peur de me quitter, dis-tu ; si 
tu me perds, prie pour retrouver celle- 
là.— Maintenant, va à l'honneur... Usent 
tu<5 mon père, peut-être épargneront- 
ils mon fils. 

Gabriel avait réglé son affaire pour ne 
point donner l'éveil à la maison pater- 
nelle et il avait été convenu dans ce but 
qu'il irait lui-même i-ejoindre ses témoins. 



Les Bihaud 27 



Le vieux docteur Ribaud, dans un sen- 
timent d'angoisse indéfinissable, le re- 
garda disparaître à un tournant de la route 
et il resta longuement, le regard cloué. 
Puis tout à coup, saisi d'une idée subite : 

— Comment,... il va se battre,... sans 
médecin... s'il était blessé, murmura-t- 
il,... j'irai moi aussi. 

Il enroula fiévreusement quelques ins- 
truments dans sa trousse et il partit, non 
ù, la poursuite do Gabriel, mais dans la 
direction du presbytère de la paroisse. 

Le docteur Ribaud n'avait pas senti 
la transition de son enfant à l'âge 
d'homme. Pour lui, c'était toujours Ga- 
briel, le petit Gabriel qu'il avait bercé 
dans ses bras, qu'il avait instruit, qu'il 
avait couvé de sa protection constante et 
dont il avait fait un gentilhomme et un 
chrétien. 



28 Les Rihaud 



Un père, c'est plus qu*uii homme. 

L'homme s'occupe du présent ; le père 
regarde l'avenir. C'est dans un intérêt 
humanitaire que le père de Gabriel s'était 
dit : Sans médecin, s'il était blessé ; c'est 
dans une pensée terrible et profonde vers 
l'avenir qu'il ajouta : Sans prêtre... s'il 
était tué. 

Et il était accouru chez son vieil ami, 
l'abbé Michaudin. 

— Viens, dit-il, en l'attirant brusque- 
ment dans sa précipitation, hors la 
porte,... hâte-toi. 

Il venait de voir déjà loin, sur la nappe 
d'eau, — unique dans l'univers par sa 
beauté sereine, — qui forme le bassin 
Chambly, deux chaloupes qui se suivaient 
en creusant parallèlement leur sillon 
calme et tranquille vers l'Ile Verte. 

— Où m'amènes-tu, interrogea l'abbé î 



Les Rihaud 29 



— Qu'importe,... il y a peut-être une 
âme à sauver. 

— Et tu parais t'intéresser beaucoup 
au sort de cette âme, je le sens — tu fais 
pitié à voir. .Est-on malade chez toi ? 

— Grand Dieu I si je m*y intéresse... 
C'est la-bas qu'il faut aller, dit-il, en poin- 
tant son doigt. 

Le bon abbé, sans ajouter un mot se 
laissa conduire par le docteur qui le 
poussa dans une chaloupe. Il lui sem- 
blait qu'il devenait somnambule. Eibaud 
empoigna nerveusement les rames dont il 
battit Tonde vigoureusement. — Il avait 
aperçu deux groupes, à la marche solen- 
nelle et recueillie, qui s'enfonçaient con- 
fusément sous les arbres de l'île. 

Ces deux groupes, c'étaient, l'un, 
Grabriel Eibaud, Gaston de Grosbois, Ar- 
thur Lemieux, l'autre, le lieutenant Hen- 



30 Les Rihaud 



shaw, le porte-drapeau Archie Lovell, le 
capitaine Percival Smith. 

Ils allaient, race contre race, orgueil 
contre orgueil, tirer, un contre un, le pre- 
mier coup de feu dont Técho grossi et 
multiplié devait retentir quelques années 
plus tard... cent contre cent, cette fois. 

Il n'y avait pas un souffle dans Pair ; 
seules les grives et les linottes continuaient 
leurs notes gaies et rompaient le silence 
majestueux qui enveloppait toute la scène. 

Les préparatifs furent bientôt faits. 

L'honneur les avait amenés là pour se 
battre, pour se tuer peut-être, pas pour 
autre chose. Mais quand ces deux jeunes 
gens se virent face à face, le pistolet au 
poing, prêts à risquer leur vie, quel 
sérieux retour dans le plus profond de 
leur âme ne durent-ils pas faire ? 

Est-ce que Henshaw, loin, à mille lieues 



Les Rihaud 31 



des siens, ne revit point alors, dans un 
éclair, son foyer, son home^ ses compa- 
gnons de là-bas, des arbres sur la colline 
un coin vert de prairie, une mèche blonde 
d'amoureuse?... 

Quant à Grabriel, tout lui tourbillonna 
dans la tête, non sous le coup de la peur, 
sans doute, mais une espèce de vertige lui 
déroula à l'esprit tout le tableau si heu- 
reux de sa jeunesse et il se sentit une 
incontrôlable comme une torturante envie 
de crier, d'appeler son père, sa mère... sa 
petite Madeleine. 

— Etes- vous prêts, messieurs ? 

C'était la voix pleine de gravité de 
Gaston. 

Le lieutenant Henshaw acquiesça de la 
tête ; Gabriel répondit fermement : oui. 

Gaston reprit, comptant lentement 
comme en cadence : 



32 Les Rihaud 



— Un... deux... trois... feu. 

Les deux pistolets s'abaissèrent ter- 
ribles et l'on entendit que comme une 
seule détonation. La fumée n'était pas 
encore disparue que Tnn des combattants 
était tombé, Gabriel Eibaud. 

Mais, en même temps, à dix pas, un cri 
farouche et étranglé avait retenti ; c'était 
le docteur lui-même, qui, en arrivant, 
venait de voir son fils s'abattre et qui se 
ruait à son secours. L'abbé Michaudin le 
suivait. 

— Grabriel, soupira- t-il, comme pour 
l'éveiller, et lui soulevant la tête de ses 
mains... Gabriel! 

— Mon père, murmura doucement 
celui-ci, en remuant à peine ses lèvres où 
le sang bouillonnait déjà. 

Le bon vieux docteur comprit, à ce 
symptôme, toute l'impuissance de son art, 



Les Rihaud 33 



et se tournant, pâle et défîiit,vers son vieil 
ami : 

— A toi, Michaudin, c'est à toi de le 
guérir, sauve-le. 

L'abbé, aussi consterné, aussi défait, 
étendit solennellement le bras et fit un 
geste de pardon au nom du Christ sur la 
tête de Gabriel. 

Une minute après, G-abriel expirait. 

L'affolement désespéré du docteur fut 
navrant. 

— Les gredins, hurlait-il, sans cesse... 
les gredins... Ils ont tué mon père, ils ont 
tué mon fils... et, ramassant le pistolet 
qui gisait encore par terre, tombé de la 
main défaillante de Gabriel, il le brandit 
menaçant au-dessus de sa tête tout en 
promenant autour de lui un regard 
chargé de vengeance. Et cette phrase 
commencée, ainsi achevée dans un geste 



34 Les Rihaxid 



de provocation voulait dire : mais il reste 
encore moi à tuer, et il aurait voulu 
s'élancer sur un ennemi qu'il voyait, qu'il 
poursuivait. 

L'abbé s'interposa une parole de paix 
sur les lèvres. 

— C'est vrai, dit le docteur, pardonne- 
moi, et il se laissa choir anéanti à côté de 
son fils. 

Ne voyant rien, ne distinguant rien 
autour de lui, absolument perdu, il se sen- 
tit un instant enveloppé dans un nuage 
de brume. Tout ce drame poignant, 
accompli dans un clin-d'œil, se continuait 
dans son cerveau et l'étourdissait. 

Bientôt il se fit un réveil. 

Quel tableau lui apparut 1 Et dans ce 
tableau, quelle leçon vint le frapper I 

D'un côté, son fils, un filet de sang aux 
lèvres, étendu, mort; à genoux auprès ce 



Les Bîbaud 35 



lui, son ami Mîchaudîn ; lui-même, abattu 
et suffoquant ; de Tautre, les officiers 
anglais, solennels dans leur uniforme, 
immobiles, graves, une expression de pitié 
sur la figure. Ici, lui et les siens, couchés 
ou écrasés; là, en face, eux, debouts et 
vainqueurs. 

Jl lut toute son histoire dans ce con- 
traste et un sentiment mêlé d'orgueil, de 
douleur révoltée, l'envahit et le releva. 

Il venait de voir en même temps 
s'échapper une larme de l'œil d'un des 
témoins, le capitaine Smilh, et cette 
larme, jaillie sous le coup de cette douce 
compassion qui sommeille toujours dans 
un recoin quelconque du cœur humain, 
• l'avait plutôt offensé : 

— Non, pas de pitié, s'il vous plaît,... 
cessez vos simagrées hypocrites... j'ai assez 
de larmes pour pleurer seul la mort do 



36 Les Rihaud 



mon fils et j'ai assez de cœur pour le ven- 
ger. 

Puis, comme tout à fait affolé, il se 
penche sur le corps inanimé de Gabriel, 
Tenveloppe de chaudes étreintes, lui sou- 
pire des mots caressants, le nomme, rap- 
pelle : Gabriel!... mon Gabriel ! 

Hélas ! celui-ci ne lui répond point. 

— Michaudin !... Michaudin 1... cria-t-il, 
comme dans un appel désespéré au se- 
cours, et, au milieu d'un sanglot affreux, 
déchirant, il se précipita comme un en- 
fant dans les bras ouverts de son ami. 

Le lendemain, il ne fut bruit que d'un 
pénible accident de chasse arrivé à Gabriel, 
et les véritables détails de l'affaire ne se 
firent jour que vaguement, confusément, 
quelques années plus tard, alors que 
l'herbe était déjà poussée sur sa fosse, 
dans le petit cimetière de Chambly. 



III 

BAL CHEZ LE SEIGNEUK 
DE EOUVILLE 

C'était V6té et c'était Saint-Hilaire ; 
été, saison incomparable dans notre pro- 
vince où le zéphyr souffle en caresses cons- 
tantes ; Saint-Hilaire, coin de pays ma- 
gique, embaumé des lilas et des pommiers 
en fleurs, où le pied n'écrase que des 
œillets et des marguerites. 



38 Les Bibaud 



Coin de pays jeté par Dieu dans cet en 
cadrement fantastique que forment, d'un 
côté, le Eichelieu jaseur, de Tautre... 
ah ! de l'autre, sa montagne, toujours 
verte, toujours belle, toujours parfumée. 

Et comme couronnement à cette magie 
des choses, un lac, perché à six cents 
pieds au creux de collines nombreuses, où 
il s'enchâsse comme une émeraude, et 
dont il réverbère les longues silhouettes 
en clocher des cèdres résineux. 

C'est au milieu de ce décor féerique, 
sans cesse léché des caresses amoureuses 
et plaintives du Eichelieu, en face de la 
montagne Saint-Hilaire, que le seigneur 
de Rouville, dans son âme d'artiste, avait 
fait élever son château.-C'était une cons- 
truction gothique, large et majestueuse, 
dont l'ensemble se développait au-dessus 
des pelouses vertes, des réseaux des allées 



Les Rihaud 39 



sabléeSjdes haies d*arbustes et des murailles 
revêtues de lierre qui longeaient la route 
en lacet conduisant au perron lui-même. 

A voir la correction irréprochable 
de Tagencement des salles, la disposition 
de l'ameublement, le fouillis des statues et 
des in-quarto immenses à dos de cuir in- 
crustés de chiffres d'or, — éparpillés au- 
jourd'hui, je ne sais comment, et que Ton 
retrouve dans différents foyers, convertis 
en jouets aux mains des enfants, — on sen- 
tait le tempérament de son propriétaire. 

Car c'était un caractère original que 
celui du seigneur de Rou ville. Le souve- 
nir des fêtes qu'il donnait à cette époque 
n'est pas disparu. 

Il cherchait par ce moyen à pacifier 
ses compatriotes, à masquer, sous les par- 
fums répandus des bals, l'odeur de poudre 
qui fusait dans l'air, et il conservait ainsi 



40 Les Rihaud 



8a popularité et des relations amicales dans 
les deux camps. 

Ses fêtes pouvaient apaiser certaines 
aigreurs peut-être entre concitoyens, par- 
fois aussi elles les envenimaient. Car 
dans la liste des invités, c'était un coudoie- 
ment de noms français et anglais et le sei- 
gneur de Eouville, avec son cœur français 
et ses aspirations de bureaucrate, servait 
de point de réunion ou plutôt de contact 
entre les deux races qui se surveillaient 
déjà avec défiance à cette heure-là, le re- 
gard louche. 

On retrouvait là, le colonel Weir, les 
commandants Campbell, Cooper, les capi- 
taines Curran, Smith, tous officiers de l'ar- 
mée en état do service à Chambly et à So- 
rel. Les Blako, les Patton, les Price, les 
Yule frôlaient dans le tourbillonnement 
des danses ou aux abords des buffets les 



Les Rihaud 41 



de Martigny, Cardinal, Franchère, de 
Grosbois, de Labruère, Viger, Bibaud, de 
Bouchervillo, AUard, etc. 

Il s'échangeait là, entre quelques-uns 
de ces hommes, des poignées de mains où 
il y avait du broiement. Des mots 
terribles et gros de sous-entendus 
s'échappaient dans la conversation, tou- 
jours sur un ton très correct de politesse 
et de gentilhommerie, il est vrai, mais qui 
causaient des blessures longtemps inou- 
bliées. 

C'est dans une de ces réunions là que 
l'on retrouve Madeleine Ribaud ; réunions 
demi-mondaines, demi politiques où les 
jeunes dansaient, où les vieux discouraient 
sur les affaires du pays, où s'ébauchaient 
les mariages dans les salons, où s'ourdis- 
saient aussi les plans de campagne dans^ 
les boudoirs. 

5 



42 Les Ribaud 



Ce n'était plus la petite Madeleine dont 
nous avons déjà parlé. C'était maintenant 
une ravissante jeune fille grande et belle 
que les regards émerveillés suivaient 
instinctivement au passage, tant il y avait 
de majesté, de grâce naïve en même temps 
dans toute sa personne. 

Il planait quelque chose de mystérieux, 
d'ailleurs, quelque chose d'inexprimé à son 
endroit, et, dans le frôlement des invités, 
un sentiment d'indéfinissable sympathie 
l'accueillait partout et s'attachait à elle. 

Pourquoi ? Je l'ignore. 

Peut être, était-ce dû à sa qualité d'or- 
pheline, à l'accident qui lui avait enlevé 
son frère et qui avait soulevé tant de 
suppositions. Peut-être aussi aux attaches, 
aux soins jaloux, à la garde constante et 
sublime qui l'avait doublement faite la fille 
de son père. Et puis qui sait ? le docteur 



Les Ribaud 43 



Ribaud était d'origine française, le nom 
de son père était inscrit sur les monu- 
ments qu'on élève aux héros morts pour 
leur pays; tout ça réuni pourrait expliquer 
probablement cette sympathie générale. 

Et ce fut le même sentiment d'admira- 
tion qui accueillit Madeleine à son entrée 
au bras de Gaston de Grosbois. 

— Vous me paraissez toute rêveuse, 
Madeleine ? 

— Moi, rêveuse ? Allons, nous avons 
assez de la réalité sans recourir aux rêves, 
il me semble. Mais, pourquoi me dites- 
vous ça, Gaston ? 

— Mais tout simplement parce qu'à 
votre âge, on ne doit penser qu'à rire ; il 
sera bien temps, allez, plus tard, d'envi- 
sager les décevantes perspectives de la 
vie... Pourquoi passez- vous dans le bal 
le regard perdu, pourquoi dansez- vous 



44 Les Bibaud 



comme sous le coup d'un ennui pénible ? 
car, c'est vrai que vous avez Fair toute 
chose ce soir, Madeleine. 

— Vous êtes bon physionomiste, cousin, 
savez- vous ;... vous êtes plus sérieux et 
plus perspicace que vous ne le paraissez. 

— Non,... seulement, j'ai vécu, j*ai 
vieilli, voyez vous ; j'ai sondé plusieurs 
cœurs de femmes, ils sont tous pareils, au 
même accord, et tous les orchestres et 
fanfares du monde ne sauraient faire assez 
de bruit pour en étouffer chez elles les 
premiers battements d'amour... et il bat 
fort, votre petit cœur, ce soir, Madeleine. 

— Vous êtes singulier, Gaston, et vous 
dites des choses... reprit-elle en riant. 

— C'est bon, riez, j'aime mieux ça, mais 
je lis quand même à livre ouvert... 
Voyons, acceptez mon bras;... écoutez 
quel gentil motif de valse,... ça vous donne 



Les jRibaud 45 



une démangetle aux talons... Et ils tour- 
billonnèrent tous les deux parmi les cou- 
ples enlacés, sous les candélabres flam- 
boyants de la grande salle du château de 
Eouville. 

Elle dansa longtemps, Madeleine,comme 
pour s'étourdir et chasser de son esprit 
une idée obsédante. Est-ce que Gaston 
aurait diagnostiqué juste ? Y aurait-il du 
vrai dans son badinage irioflfënsif ? 

Elle se laissa tomber tout à coup, épui- 
sée, des perles de sueur aux tempes, dans 
un large fauteuil. 

A côté, une dame âgée, qu'elle salua 
gentiment d'un joli sourire, soutenait, avec 
un jeune homme en uniforme, une conver- 
sation jugée sérieuse au pli songeur qu'elle 
lui mettait au front. Alors, cessant brus- 
quement le dialogue, la dame se tourna 
vers Madeleine : 



46 Les Rihaud 



— Mademoiselle Eibaud, permettez-moi 
de V0U8 présenter monsieur le capitaine 
Percival Smith. 

Le capitaine se leva gracieux et fit un 
salut profondément respectueux à la jeune 
fille. 

— Je n'avais pas eu l'honneur de vous 
être présenté, ajouta-t-il, mais j'ai tant 
entendu parler de vous, do monsieur le 
docteur votre père, qu*il me semble que je 
vous connais depuis longtemps. 

— J'en suis agréablement flattée, mon- 
sieur, reprit Madeleine. 

— Oui, vous êtes une vieille connais- 
sance,... voyons... depuis... oui, cela devait 
être en mai, vous rappelez- vous ? — 
non, vous ne vous rappelez pas, suisje 
stupide ! — une parade militaire que nous 
avons faite par les rues du village?... 
Vous étiez là- bas, sur un bout de trottoir, 



48 Les Ribaud 



pas pu la lutiner sur la rêverie ennuyée 
qu'il avait remarquée il y a un moment 
chez elle. Car chez ces femmes si vite 
abattues aussi vite relevées, dont le cœur 
vibre à la moindre émotion, il s'établit un 
courant instantané entre leur état d'âme 
et leur physionomie. 

Et l'on n'aurait plus reconnu la Made- 
leine de tout à l'heure en la voyant re- 
prendre, enjouée, une petite moue gamine 
au coin des lèvres : 

— C'est bien charmant, ce que vous me 
dites là ;... je suppose bien également que 
vous n'avez entendu que de bons propos 
sur le compte de mon père et sur le mien, 
aussi, n'est-ce pas ? 

— Ah ! sans doute... je n'aurais pas 
permis qu'il en fut autrement, d'ailleurs. 

— Vraiment ! 

— Mais oui... En doutez- vous? 



Les JRibaud 49 



— Je ne sais, moi... Dans tous les cas 
c'est très aimable de votre part. 

— Pas autant que do la vôtre, néan- 
moins, car savez-vous qu'il me semble 
que le bal me paraît plus gai, l'or- 
chestre plus entraînant depuis que le 
hasard vous a mise à côté de moi... Est-ce 
que vous répandez toujours ainsi le 
bonheur en gerbes autour de vous, made- 
moiselle ? Je le trouvais terne tantôt ce 
bal, je m*y sentais maussade et comme 
vous l'avez tout à coup ensoleillé. 

— C'est singulier, j'éprouvais la même 
sensation ; j'y étais pareillement ennuyée ; 
maintenant 

Elle s'arrêta subitement. 

Et tous deux, gênés, mal à l'aise, res- 
tèrent longtemps sans trou ver un mot à 
ajouter, pas le moindre petit mot. 

Les femmes ont mieux que les hommes 



50 Les Eihaud 



le talent de cacher le fond de leur âme et 
Madeleine dans un effort, se composant 
une figure indifférente, reprit au bout 
d'un instant, comme ça, en l'air : 

— Yous l'aimez votre métier de soldat, 
n'est-ce pas ?... Ce doit être si gai vos 
courses à cheval, vos parades, votre tir à 
la cible... 

— Oui, beaucoup, mademoiselle. — Ah I 
mais ce n'est pas pour sa gaieté, cepen- 
dant, que je Taimo. Croyez- vous que ce 
soit vraiment gai de se sentir perdus 
comme nous le sommes, loin des nôtres, 
parmi une population où souvent nos noms ^ 
anglais deviennent un épouvantail. 

— Vos noms,... comment ? 

— Ça ne vous fait pas peur, à vous, 
parce que je m'appelle Percival Smith, et 
vous comprendrez un jour, trop tôt peut- 
être, combien je dois vous en remercier,... 



Les Bibaud 51 



mais pourtant d'autres... Oh ! non, cène 
sont point les parades, les exercices qu'il 
faut aimer, mademoiselle, c'est le devoir... 
c'est son pays... 

Une voix fit écho dans le boudoir de 
droite qui fit tressaillir Madeleine ; elle 
répétait : 

— C'est le devoir avant tout c'est son 

pays qu'il faut aimer. 

Quelqu'un reprit : 

— Aimer son pays ?... Croyez- vous que 
ce soit véritablement aimer son pays et 
sa race et sa famille et son foyer, que 
d'aider un mouvement qui ruinera son 
pays, qui affaiblira sa race, tuera sa fa- 
mille, brûlera son foyer ? 

— Il y a de ces nécessités, parfois. 
— Et vous croyez que c'est du pa- 
triotisme? 



52 Les Ribaud 



La voix monta : 

—De patriotisme, s'il vous plaît, n'en 
parlez point. Il y a deux noblesses, avec 
blason et sans blason ; il y a aussi deux 
patriotismes, avec le pouvoir et sans le 
pouvoir, avec le gouvernement, et sans le 
gouvernement... J'aime mieux le dernier, 
moi. 

Il se fit un silence. Puis la même voix 
continua : 

— Des aplatissements, des écrasements 
de dos, ça peut assouplir les muscles, mais 
ça disloque les organes. 

— Je tiens, cependant, docteur, qu'a- 
vec" ces quatre-vingt-douze résolutions " 
on nous mène droit à une échauffe urée, à 
un désastre. 

— On ne mènera que ceux qui veulent 
avancer, pas ceux qui reculent, monsieur 
de la Broquerie. 



Les Rihaud 53 



Celui-ci répondit : 

— Tout le mouvement est déjà percé, 
troué, branlant sur trois pattes. Croyez- 
moi : la division, les rivalités n'ont jamais 
rien édiâé de solide... Les plus lancés 
dans l'insurrection se sont déjà dérobés ; 
voyez Cuviliier, Quesnel, Bédard et d'au- 
tres encore... Moi, si je croyais au mou- 
vement, j'en serais. 

— Quel âge avez- vous ? 

— Quarante ans. 

— Moi, j'en ai soixante et deux. J e touche 
d'un bout à l'indépendance américaine ; 
je compte bien atteindre l'indépendance 
canadienne de l'autre ; ce n'est pas trop 
pour une vie. On n'y croyait pas alors 
non plus au succès ; mais Lafayette y a 
cru, Eochambeau y a cru ; s'ils avaient ' 
Washington, nous avons Papineau,... et 
voyez la différence, on se battait là, de la 



54 Les Ribaud 



même raco, de la même langue, de la 
même foi, tandis que nous... 

— Il y a des Canadiens pourtant qui... 

— Ah ! non, par exemple, interrompit 
la voix sonore du docteur Eibaud, pas ce 
blasphème, je vous prie... Dieu ferait 
éclater leurs fusils dans leurs mains... Il 
y aura bien assez des soldats anglais avec 
leurs habits rouges, allez... 

Percival avait tenté, à différentes repri- 
ses, de renouer son entretien avec Made- 
leine, mais le dialogue du boudoir voisin 
coupait à tous les mots, en bribes de 
phrases distraites et sans suite, ses ten- 
tatives de conversation. Les voix s'en- 
fonçaient malgré lui dans son esprit et y 
éparpillaient en désordre ses idées. 

Avec sa connaissance des hommes et 
des choses du pays à cette époque, il avait 
tout de suite saisi la signification politi- 



Les Eibaud 55 



que de la discussion. Madeleine, naïve et 
confiante, tenue en dehors de ces détails, 
était plutôt intriguée en elle-même par 
la voix de son père, et se demandait 
simplement ce qu'il disait. 

Les deux interlocuteurs avaient cessé 
de parler. Au bout d'un instant, mon- 
sieur de la Broquerie ajouta gravement, 
avec un sous-entendu : 

— Je comprends, pour voue c'est autre 
chose, et je vous admire ;... vous êtes 
blessé là, au cœur, et vous n'avez pas en 
médecine de remèdes à cette maladie- 
là... 

Le vieux docteur soupira. L'autre re- 
prit : 

— Mais pour ceux qui sont atteints à 
la tête ou ne sont pas atteints du tout, il 
y a l'or, il y aies places, les honneurs,... 
vous verrez. 



56 Les Rihaud 



— C'est bien, nous verrons, acheva le 
docteur Ribaud, en se levant ; mouve- 
ment qui amena sa solide stature droite 
et majestueuse dans Tencadrement de la 
porte du salon, où, dans la pâleur gardée 
de rémotion de la discussion, elle prit 
l'apparence d'une statue. 

Il promena un regard chercheur sur 
les couples de danseurs qui ondulaient en 
cadence,et,apercevant sa fille, assise à côté 
de l'officier, il s'avança vers elle : 

— Qu'est-ce que cela signifie? Made- 
leine. Tu entends ces beaux accords et tu 
ne sautilles point un peu ? serais-tu déjà 
fatiguée ? 

— Mais, mon père, je n'ai pas fait 
vœu de remplacer le mouvement per- 
pétuel... Je converse avec monsieur 
le capitaine Smith,... que je me fais un 
plaisir de vous présenter. 



Les Bibaud 57 



Le docteur le salua poliment en ajou- 
tant une banalité quelconque, puis il re- 
prit : 

— Il rae semble que j'aurais lajkntaisie 
d'essayer mes vieilles jambes, et, si mon- 
sieur le permettait, je t'offrirais mon bras 
pour un tour de valse ; veux-tu accep- 
ter ? 

— Comment, mon père, avec vous ? 
Ah I que je suis contente. Vous voulez 
bien, monsieur Smith ? 

£t tous deux, Madeleine, la figure 
rayonnante, fière de son père comme du 
plus beau cavalier, lui, également orgueil- 
leux de sa fille, s'élancèrent légèrement 
comme deux jeunes amoureux heureux 
d'afficher leur amour et de le crier bien 
fort aux passants quelconques du che- 
min. 

Ce fut un murmure presque religieux 

6 



68 Les Ribaud 



d'admiration sincère qui les accueillit et, 
un à un, les couples s'arrêtèrent pour les 
regarder, émus de la beauté de ce spectacle 
chaii:mant : un père qui danse avec sa fille ; 
cheveux blancs et cheveux blonds. 

Seul, Gaston, en voyant Madeleine s'é- 
loigner de l'offîcier anglais au bras de son 
père, s'était murmuré : — je m'en doutais 
bien, moi. 

Non, Gaston n'était pas seul, Percival 
Smith aussi avait dit : 

— Je le savais : 



ly 



JOUENAL DE MADELEINE 

Le lendemain du bal chez le seigneur 
de Eouville, Madeleine s'était levée 
souriante, un petit pli de satisfaction aux 
lèvres. 

Et seule, tout en peignant ses cheveux, 
ajustant ses pantouffles, parfumant son 
mouchoir, dans le va et vient de sa toi- 



60 Les Bibaud 



lette, elle repasse les divers incidents de 
la soirée. 

Elle se surprend parfois le regard fixé 
comme devant un visage qu'elle épie, ou 
Toreille tendue à une interrogation qui ne 
vient pas et subitement saisie d'une joie 
gamine elle lance au plafond sa brosse à 
dent, une serviette qu'elle rattrape en 
sautillant. 

Elle s'amuse, se complaît dans ses 
propres distractions, les prolonge à plaisir 
et met un temps infini à relever simple- 
ment une mèche rebelle de cheveux. 

Elle entend bien une voix intérieure qui 
lui dit : mais vite... oh ! donc, Madeleine, 
es- tu folle ce matin que tu ne te hâtes point 
de descendre prendre ton café avec ce bon 
vieux père que tu adores si fort et qui 
t'attend sans doute ?... Et en même temps, 
une réplique ajoute : Mais non, va douce- 



Les Rihaud 61 



ment Madeleine ; c'est si gai ces idées qui 
te trottinent dans la tête, c'est si joli ce 
petit motif de valse que tu chantonnes, 
c'est si gentil ce bout de moustachette en 
croc, si agaçant aussi ;... va doucement 
Madeleine, tout doucement... 

-—J'entendais avec étonnement mon 
vieux François, pendant qu'il attelait à la 
charrette l'autre jour, qui disait du père 
Latreille : " Il parle au diable." — Je com- 
mence à croire que, réellement, il y a des 
hommes qui parlent au diable... — Gaston, 
par exemple. Qu'est-ce qui le fait ainsi lire 
à travers mon cœur ?... Car c'est vrai que 
j'étais d'abord rêveuse et ennuyée à ce 
bal... Pour un rien je me serais mise 
à bouder .. Si j'avais eu neuf ans, ça 
y était, mais à dix-huit ... Je l'aime 
bien pourtant, Gaston ; il est si dévoué, 
si bon, mais voilà, il est trop curieux et 



62 Les Bibaud 



puis il me regarde toujours avec un si drôle 
d'airdans ces réunions-là !... — Il me de- 
vine trop, ça m*agace... Je suis certaine 
qu'il connaît tous mes secrets,ce garçon-là. 

Madeleine se parle ainsi, seule, et tout 
en faisant ces réflexions, tapote un oreiller, 
pousse du pied sous le lit un bout de 
savate qui pointe, enlève un flacon qu'elle 
remet distraite à la même place, un instant 
après, se surprend aux mains une jupe 
quelconque dont elle ne sait que faire. 

Et toujours la petite voix suggestive 
qui lui souffle : doucement, Madeleine, va 
lentement, bien lentement. . . et lui jette 
en terminant des fragments de phrases : 
" vous rappelez- vous... commandement... 
parade militaire... 17 mai" 

A ce dernier souvenir, Madeleine, peut- 
être pour quil ne s'échappe point et con- 
tinue à bourdonner agréablement dans 



Les Rihaud 63 



son esprit, va pousser hermétiquement la 
porte de sa chambre ; elle prend une 
petite clef brillante à cordon rose et blanc, 
ouvre un vieux secrétaire, en tire quelques 
liasses jaunes de journaux cassés aux 
pliures, des romans, et en dessous le 
dernier, un gros cahier de parchemin qui 
s'ouvrit de lui-même, à une certaine page 
comme par ressort, tant la place en était 
bien marquée. 

D'abord employé à la tenue des 
comptes du docteur, on y lisait dans les 
premières feuilles des noms de patients 
morts ou encore vivants, suivis de 
chiffres... des louis, des francs... entre- 
mêlés d'expressions pharmaceutiques ou 
médicales. Puis, abandonné je ne sais 
pourquoi, Madeleine lui avait à son tour 
confié ses pensées les plus cachées en en 
faisant son journal. 



64 Les Rihaud 



Il s'était ouvert à la date du deux no- 
vembre 1835. Mais novembre, c'est si 
triste, que Madeleine glissa par dessus 
les feuillets pour s'arrêter à la date du 17 
mai. Elle relut : 

17 mai 1836. 

Comme tu es lourd, aujourd'hui, mon 
gros cahier jaune. Est-ce les idées que je 
trace qui te donnent ce poids ? Est-ce ma 
force plutôt qui décroît ? Non, ce ne sont 
pas là les raisons, n'est-ce pas ? je n'ai pas 
su te prendre, voilà tout, dans ma hâte 
de te parler, je suppose. 

C'est que j'ai un joli secret à t'appren- 
dre ; j'ai vu les soldats du Fort : tu sais 
ces grands soldats qui traînent dos cara- 
bines, des baïonnettes, des sabres, ils font 
peur de loin ;... de près, ils sont gentils, 
jolis garçons, les uns blonds, les autres 



Les Rihaud 65 



bruns Et habillés comme ça en costume 
rouge, dans T uniformité régulière de la 
marche, ils vous ont un petit air pimpant 
et fier très agréable. 

Ils paradaient en corps aujourd'hui à 
travers les rues ; ils tournaient à gauche, 
à droite, avec un cliquetis de baïonnettes, 
sous les commandements du capitaine : 
forward... shoulder arms... right about 
turn... 

C'est ça qui m'a le plus effrayée, les com- 
mande m ents.-Brrr... si ce n'eût été la jolie 
moustache du capitaine, sa voix ferme et 
sonore, ses éperons qui tintinnabulaient 
sur les cailloux du chemin — je me serais 
enfuie... —Mais, je no me suis pas enfuie. 

Je voudrais bien connaître son nom, au 
capitaine... 

Un moment.j'ai eu envie de le lui deman- 
der ; je n'avais qu'à ouvrir la bouche et 



66 Les Eibaud 



lui dire : Beau capitaine, va, si tu savais 
comme je te trouve charmant, tu m'ap- 
prendrais bien ton nom ; car il s'est trouvé 
à quatre pas de moi. 

Je suppose même qu'il a eu envie, lui 
aussi, de mo le dire, car en s'en allant 
derrière sa compagnie, il s'est retourné 
deux fois, et je suis certaine qu'il m'a re- 
gardée. 

Tu ris de ça, toi, mon gros parchemin, 
et tu secoues tes feuilles épaisses f^our que 
je ne parle pas de pareilles balivernes... 
mais je t'en conterai bien d'autres, va, j'y 
compte bien aussi, car que veux-tu que je 
te dise autre chose ?... je ne te parlerai 
toujours pas d'histoire de France. 

J'ai raconté ça à papa^ ma promenade 
et ma rencontre des soldats anglais ; je 
lui ai dit combien je les avais trouvés 
gentils, pas effrayants du tout. Mais papa 



Les Ribaud 67 



est trop sérieux, lui ; et mes histoires, ne 
l'ont pas amusé du tout... D'ailleurs, il les 
a vus tant de fois, ces soldats. 



2 juillet, 1836. 

J'arrive du cimetière, où je suis allée 
répandre des fleurs, des prières et des lar- 
mes sur les deux tombes qui y dorment 
pieusement et qui contiennent ce que nous 
avions de plus cher au monde. Mon père, 
en triplant son amour, sa protection, sa 
tendresse, remplace maintenant pour moi 
ces deux disparus. 

Pauvre père, lui qui m'accompagnait 
pour que je sois forte, pour essuyer mes 
larmes, il a bien pleuré et c'est moi qui 
l'ai consolé. 

Je vais ainsi en pèlerinage avec lui, 
chaque année, à pareille date. C'est l'an- 



68 Les Bibaud 



niversaire du triste accident qui a emporté 
notre cher Grabriel. Ni l'un ni l'autre, nous 
ne Toublions. Je prépare deux bouquets, 
l'un de pensées, l'autre de myosotis, et 
nous allons. 

Quatre ans, c'est déjà loin, et, dans ma 
jeunesse, bien des choses, mal retenues ou 
incomprises, ont pris une forme indécise 
et vague ; mais aujourd'hui, par cette 
matinée sans soleil, l'image de Gabriel, 
son image de jeune homme beau et vi- 
goureux, m'est apparue aussi vivante et 
aussi nette que lorsqu'il me portait dans 
ses bras, me tenait son regard si doux 
sur le mien... oh ! mais si vivante que 
jamais je ne l'avais vue ainsi, même la 
veille de sa mort, où il m'avait si 
longuement conté son bonheur et ses 
ambitions naissantes. 

J'ai revu son expression de figure d'une 



Les Rihaud 69 



infinie tendresse ; j'ai reconnu le charme 
de sa voix, et les inflexions intimes, fami- 
lières, enfantines aussi qu'il prenait par- 
fois, sont venues bruire doucement à mon 
oreille. J'ai bien entendu qu'il me chu- 
chotait tout bas : Sois bonne, Madeleine, 
prie souvent devant le portrait de notre 
mère pour que tu viennes la retrouver, toi 
aussi, et, surtout... et sa voix prit ici un 
timbre de petit enfant, doux et tendre, 
•comme pour me faire une caresse,... et 
surtout, ne fais jamais de peine à papa. 

Je me suis retournée vers mon père, 
pour voir s'il l'entendait, lui aussi, cette 
voix... il était à genoux, à quelques pas 
plus loin, à côté de l'abbé Michaudin. 

Il est bien bon, notre vieux curé, et 
comme papa, je l'estime et je l'aime. L'an 
dernier, à pareil jour, il est aussi venu 
nous rejoindre; il a versé sa part de 



70 Les Rihaud 



larmes, apporté sa part do fleurs, et sa 
part de prières a peut-être été la meilleure. 

Dors en paix, Gabriel, ta petite Made- 
deleine t'a bien entendu et t*obéira, va I 



25 Novembre, 1836. 

C'est déjà l'hiver. 

— Oui, l'hiver pour sûr, mademoiselle, 
m'a dit notre fidèle François, ce malin, 
pendant qu'il se frottait les doigts au- 
dessus des fourneaux de la cuisine,... ça 
pince. 

— Carillon n'est pas gelé, je suppose, 
dans son écurie ; ni Séné, ni Jalap ? 

— Oh I non, mademoiselle, si vous les 
voyiez... ils ont plus chaud que moi. 

Carillon, c'est mon vieux cheval. Papa 
l'appelle ainsi en souvenir d'un combat 



Les Rihaud 71 



célèbre, — ^j'ai déjà vu ça dans mon histoire 
-- où les Anglais ont battu les Français, à 
moins que ça ne soit les Français qui aient 
rossé les Anglais, je ne sais plus. Quant à 
Séné et Jalap, mes deux chiens, c'est moi 
qui les ai baptisés ainsi en l'honneur du 
métier de médecin... métier de chien! 
comme dit souvent papa, quand il part au 
loin pour des courses épouvantables, dans 
la boue, la neige, les tempêtes affreuses. 
Si l'on n'avait pas notre vieux curé et 
Gaston pour faire une partie de cartes au 
coin du feu, ce serait bien monotone, nos 
veillées d'hiver. Mais quand le poêle ron- 
ronne en lançant ses pétillantes fusées, et 
que nous sommes installés tous les quatre 
autour de la table, quelles délicieuses 
petites soirées nous passons. Mon vieux 
curé joue partenaire de mon père ; il s'as- 
sied dans son fauteuil, toujours le même, 



•72 Les Rihaud 



sa tabatière à gauche, son mouchoir à 
droite. Et comme son petit œil fin cli- 
gnote, surtout quand il a de Patout ; 
comme il s'épanouit, le menton sursau- 
tant, les boutons de sa soutane en feu 
sous les bons coups qu*il fait. 

Moi, je joue avec Gaston ; puisqu'il me 
devine si bien, je suppose qu'il doit aussi 
deviner mon jeu. Ça n'y paraît pas, ce- 
pendant, car nous perdons presque tou- 
jours. 

C'est la Sainte-Catherine, aujourd'hui, 
la fête des vieilles filles de mon pays. 
Sapristi ! j'ai failli faire une bêtise. 

En entrant, ce soir, pour sa partie 
habituelle, Gaston, avec son petit regard 
fouilleur qui me rentre dans l'âme et me 
fait avouer justement tout ce que je vou- 
drais cacher, m'a attaquée comme ça : 



Les Bihaud 73 



— Dis, Madelon, ce n'est pas encore ta 
fête aujourd'hui ?... 

— Ma fête ?... mais je n'ai que dix-huit 
ans... Suis-je déjà vieille fille ? 

— Non, pas encore, mais ça viendra. 
Qu'en dites-vous, monsieur le curé ? 

L'abbé reprit en riant : 

— Madeleine, vieille fille?... Faudrait 
donc que tous les petits Canayens des en- 
virons aient perdu la tête ou soient aveu- 
gles... C'est bon pour vous, Gaston, parce 
que vous êtes son cousin et que la dispense 
coûte si cher, acheva-t-il en éclatant de 
rire tout à fait. 

Je repris moi-même, un peu rouge et 
fâchée du ton gouailleur de Gaston : 

— Des petits Canayens, comme vous 
dites, monsieur le curé, si vous saviez 
combien j'en pourrais avoir... Et une buée 
de sabres, de galons dorés, d'éperons, avec 



74 Les Eihaud 



un beau capitaine au milieu, voltigea de- 
vant mes yeux. 

Gaston la devina, la vit flotter, sans 
doute, cette buée imperceptible, car il 
ajouta avec une arrière-pensée prête à 
s'échapper de ses lèvres : 

— On ne peut pas tous être des officiers 
en habits rouges, vois-tu. Et il prit en 
même temps une expression de figure si 
étrange, si navrée, si triste à voir que 
tous nous en ressentîmes le contre-coup^ 
et la partie de bézigue, d'ordinaire si 
gaie, se traîna péniblement entre le ton 
songeur de mon père et l'air distrait du 
curé. 

Je crois que j'ai été méchante. 



Les Bihaud 75 



28 Novembre, 36. 

Ce sont les Français qui ont battu les 
Anglais, à Carillon. Je Tai demandé à 
mon père, au dîner. 

— Saperlotto ! m'a-t-il dit, crois-tu que 
sans ça j'appellerais mon cheval Carillon ? 
Et du geste indigné dont il voulait ap- 
puyer sa conviction, il a renversé sa tasse 
de café. 



7 Janvier, 37. 

Je connais son nom, maintenant, à mon 
capitaine. Il s'appelle Percival Smith. 
C'est par un pur hasard que je l'ai appris. 

Je suis allée rendre visite à madame de 
Montizambert, et la bonne vieille, qui a 
quelque peu la' manie des projets de ma- 
riage, m'a parlé d'une foule de jeunes 



76 Les Rihaud 



gens... Ça lui vaut même une certaine 
vogue, à cette chère dame, auprès de 
quelques-unes de mes amies. 

En la questionnant, je l'ai si bien em- 
brouillée, que j'ai découvert que mon 
capitaine s'appelait Percival Smith... Quel 
joli nom ! 

Elle avait l'air narquois, en me le disant. 
Serait-elle assez maligne pour soup- 
çonner les émotions de mon cœur ? 

Elle a ajouté : Il vous connaît, lui ; il 
sait qu'on vous nomme Madeleine... 

Tiens, je ferme mon journal ; je vou- 
drais bien rêver un peu 



14 Février, 37. 

Tu as dix-huit ans, m'a dit mon père, 
aujourd'hui, dans un de ces moments 
d'entretien enjoué, presqu'enfantin, que 



Les Rihaud 77 



nous avoDs souvent à cette heure déli- 
cieuse où ce n'est plus le jour et où ce 
n'est pas encore la nuit. 

A cette heure-là, j'irais souffler les bou- 
gies jusque chez le voisin, tant je trouve 
charmant de voir danser dans les coins 
cinquante ombres, cinquante visions fan- 
tastiques et, tout en jasant familièrement, 
de mettre des visages aimés dans chacun 
des vieux cadres qui ornementent... est-ce 
bien le mot ?... les murs de mon boudoir. 

Papa m'a prise dans ses bras ; il m'a 
bercée longuement, comme à mes dix ans, 
me roulant dans ses caresses les cheveux 
autour de ses gros doigts, et nous avons 
causé... causé. 

J'ai bientôt compris qu'il désirait sur- 
tout savoir ce qu'ils me conseillaient, mes 
dix-huit ans. 

— Pas grand chose, mon Dieu ! lui 



78 Les Eibaud 



ai-je dit, dont je puisse rendre compte.^ 
excepté, peut-être... mais bah ! ça ne vaut 
pas la peine d'en parler. 

Et comme il paraissait y tenir, me 
disait des phrases folles pour m'encoura- 
ger, multipliait ses calineries de père pour 
m'amener à vider mon cœur devant lui, 
j'ai cédé. 

Le contenu n*en était pas gros, pas 
lourd, non plus... tu le sais bien, toi, mon 
gros cahier, qui le cache tout entier sur 
un petit coin grand comme ça de tes 
pages. Papa s'est d'abord mis à rire, puis 
il est devenu sérieux, si profondément 
sérieux et songeur que, m'enveloppant 
dans un regard d'une affection infinie, il 
resta comme perdu dans un monde de 
souvenirs lointains 

Ce sont mes dix-huit ans qui lui ont 
sans doute fait peur; la crainte qu'un 



Les Eihaud TS 



jour il ne me suffise plus. Mais c'est donc 
vrai qu'un autre amour puisse germer 
dans mon cœur à côté de celui que 
j'éprouve pour lui ! 

Mon Dieu I j'en ressens cette secousse 
glacée qui nous saisit en face d'immenses 
abîmes entrevus sous les pieds. 

Madeleine en eut les yeux pleins d'eau 
de cette lecture, qui l'entraînait de page 
en page, dans tous les petits recoins, 
chaque tréfonds oublié de son âme, de cette 
lecture où elle plongeait un i-egard crain- 
tif et recueilli comme si elle eut soulevé la 
dalle d'une tombe. Chaque point et chaque 
lettre lui apparaissaient maintenant gros- 
sis, et tout l'inexprimé qui était resté 
en suspens entre les lignes, suivant les 
indécisions de sa jeunesse, et, plus tard, 
dans sa gêne même de confier au papier 



80 Les Blbaud 



ses si intimes sentiments, s'éveilla douce- 
ment dans son esprit. 

Elle demeura longtemps immobile, dis- 
tinguant, dans une reculée lointaine, les 
grands ormes du Fort, un petit canot à 
voile blanche balancé sur le Bassin; 'en 
face, un lourd chariot attelé de bœufs qui 
roulait sans bruit sur le chemin rocail- 
leux, comme sur de la ouate. Silence au de- 
hors, silence au dedans, plus rien, le vide. 

Et elle revint de loin, d'infiniment loin, 
quand elle se leva pour glisser son rideau 
de fenêtre au-devant de ce grand soleil 
chaud de printemps, dont les rayons 
brillants jouaient depuis longtemps sur 
son front et lui éblouissaient les yeux 
sans qu'elle s'en aperçut. 

Elle se rassit, pourtant, piît sa plume 
et, à son journal encore ouvert devant 
elle elle ajouta une page. 



Les Ribaud 81 



5 Juin 37. 

Percival Smith... Percival... Smith... 
Per.,.ci...val... Smith. 

Moi, jo l'appellerai : Percy, tout court... 
plus tard. Des noms, ça s'abrège... Peut- 
être qu'il m'appellera Madelon, lui... 

Bah î suis-je folle un peu, voyons: 
Voilà un pauvre garçon que j'ai vu trois 
fois, à qui j'ai parlé une fois et pour qui je 
me tourne la cervelle sans plus de façon ; 
car c'est se tourner la cervelle, n'est-ce 
pas, ce que je fais là ? 

Je les ai tous repassés, ou à peu près, 
les jeunes gens de ma connaissance. Pas 
un n'a eu ce sourire si bon, si loyal qui a 
accompagné le respectueux salut qu'il 
m'a fait en me tendant la main... — une 
main sans rudesse, polie au contact de son 

8 



82 Les Bihaud 



épée et qui doit si bien protéger, il me 
semble. 

Tous les autres m*ont répété comme 
ça : " Enchanté de faire votre connais- 
sance...'* ''charmé de vous rencontrer..." 
'* très heureux de vous voir... " et un tas 
de banalités niaises et plates bégayées 
par Adam au paradis terrestre, quand 
Dieu lui présenta cette pauvre mère Eve, 
et réchauffées depuis par tous les nigauds 
de tous les temps et de tous les pays. 

Lui, rien de ces fadaises, mais une jolie 
phrase sans prétention, pleine de cordiale 
sincérité et si douce. 

Comme il a gardé souvenir do tous les 
détails de notre première rencontre de Pan 
passé, c'est singulier; je les ai retenus, moi, 
parce que je les avais écrits, mais lui... 

Ça m'a fait bien plaisir de danser avec 
papa ; ça lui arrive si rarement de s'aban- 



Les Rihaud 83 



donner aussi complètement à la joie 1 . . . Un 
vrai regain de vie et de gaieté l'a repris 
au bal hier soir, lui a redonné ses vingt 
ans, effacé ses rides, rendu la souplesse de 
ses jambes et me l'a fait voir tel que je me 
le représente parfois à son âge d'amour et 
de jeunesse. Mais ça m'a bien fait un peu 
de peine de quitter le capitaine Smith. 

Quand le reverrai -je maintenant ? Si 
encore 

Oh l la paresseuse fille 

Qui s'habille 

Si tard un Jour de moisson. 

C'était une fin d'ode de Victor Hugo 
que le vieux docteur venait de lire en re- 
production sur Le Libéral et que, d'en 
bas, du pied de l'escalier, il adressait iro- 
niquement à Madeleine. 

Celle-ci ferma son cahier^ l'enfouit pré- 



84 Les Ribaud 



cipitamment dans son secrétaire dont le 
tiroir poussé en hâte fit toc... et son cœur 
fît toc aussi à Madeleine. 

Puis quand elle eut tout fermé, cœur, 
cahier et secrétaire, la paupière encore 
gonflée de sommeil tirant un bras en- 
gourdi, Madeleine descendit dire bonjour 
à son père. 



DES VIEUX AMIS 

— Bonsoir, curé. 

— Bonsoir docteur. 

Et les deux amis échangèrent leurs cor- 
diales poignées de mains. 

Le plus souvent on entendait ces bon- 
soirs successifs chez le docteur. 

Vers sept heures, le vieil abbé s'en 



86 Les Rihaud 



venait en trottinant, sa soutane relevée à 
cause de la neige en hiver, en été, à causes 
des plantes sauvages qui bordaient la 
route de leurs tiges étendues et Tem- 
barrassaient. 

Il frappait d'ordinaire légèrement deux 
coups à la porte du cabinet du docteur, 
entrait familièrement et disait : bonsoir les 
amis. Il renversait son large chapeau 
rougi, amputé d'un gland et tout effiloché, 
sur un bocal vert étiqueté ; Pulvis Rhei, 
puis furetait sans gêne parmi les livres, 
derrière les fioles oubliées, dans les recoins 
de la bibliothèque en quête du dernier 
numéro du Libéral, 

Ça le connaissait si bien d'ailleurs tous 
ces fauteuils vieux comme lui, la jDharma- 
cie dont il pouvait de mémoire donner 
l'ordre des bouteilles avec leurs étiquettes 
latines, ces anciens tableaux dévernis à la 



Les Rihaud 8*7 



poussière des années revus chaque soir, 
que tout ça était presque devenu sa pro- 
priété à lui et il en usait sans façon. 

Ce soir là, cependant, ce fut le docteur 
qui alla chez le curé, 

— Et tu crois comme ça que la condam- 
nation peut nous venir de ceux-là même 
qui devraient nous absoudre et nous 
bénir ? 

— J'en ai peur. 

— C'est bien ce que tu nous a fait pres- 
sentir ce matin dans ton sermon. Et toi, 
que dis- tu ? que penses-tu ? 

— En tant que prêtre ? 

— En tant que prêtre. 

— En cette qualité, je prêche Tévangile 
de paix. Jésus Ta dit plus haut et plus 
fort que personne ne saurait le faire ; 
Fax vobiscum. Les siècles ont répété sa 



88 Le% Bibaud 



parole, les peuples Tont mise dans leur 
code, rhumanité tout entière Ta approu- 
vée, j'y crois. Mais prêcher la paix co 
n'est pas prêcher la lâcheté. 

— Je t'approuve, Michaudin. 

Seul à seul, ces deux hommes se tu- 
toyaient, s'appelaient de leurs noms, tout 
court, et dépouillaient ainsi leurs entre- 
tiens de tout mot qui leur semblait inutile. 
Pas d'apparat entre eux, ni contmnte, ni 
manifestation superflue de respect mu- 
tuel. Leur estime n'était pas dans les mots 
mais dans leur cœur et leur pensée. 

— Comme curé, je prie pour la paix, 
comme citoyen et patriote, je prie encore 
pour la paix, mais j'ajoute : " Bon Dieu de 
Chambly, prenez mes paroissiens sous 
votre haute protection, faites qu'ils aient 
de bons fusils, qu'ils tiennent leur poudre 
bien sèche, leurs bourres toutes prêtes. 



Les Ribaud 89 



ils se tireront bien d'affaire ensuite. Ainsi 
soit-il '*... Je base ma prière sur la légende 
du bon Dieu de Chemillé... Tu la con- 
nais? 

— Non, quelle est-elle ? 

— Tu ne connais pas la prière du 
brave curé de Chemillé... le curé de Che- 
mille qui dépose à terre, sur une touffe 
de fougère, le Viatique qu'il porte à un 
malade, pour flanquer une raclée à un 
mécréant qui lui barre sa roule ? ** Bon 
Dieu de Chemillé, dit-il tu vois ce que ce 
païen me force de faire ; sois sans crainte, 
j'ai les bras solides ; reste bien tranquille 
à regarder la bataille et ne sois ni pour 
ni contre. Je me tirerai bien d'affaire." 

— Elle est charmante, ta légende... Ce 
curé-là devait être un patriote. 

— Oui ; mais ajoute qu'il avait les poi- 
gnets solides et qu'il croit pouvoir deman- 



90 Les Rihaud 



der à son petit bon Dieu de Chemillé, 
couché sur la fougère, de n'être ni pour 
ni contre. Hélas ! vous me paraissez si 
faibles à côté des soldats anglais du Fort, 
des Casernes— ils ont chacun un fusil 
eux... que je demande, moi, à mon bon 
Dieu de Chambly, qu*il soit pour vous et 
qu'il vous protège. 

— Ton évêque demande qu'il soit con- 
tre... 

— Du haut de la chaire, oui. Peut-être 
fait-il comme moi et qu'il. . . — le vieux curé 
baissa la voix... - et qu'il vous approuve, 
au fond, qui sait ? 

— N'importe, on peut toujours se faire 
tuer, n'est-ce pas? Des hommes, ça se 
remplace ; la liberté, Thonneur, non pas. 
Quand on façonne à une raco un carac- 
tère servile et bas, qu'on l'habitue à se 
courber sous les Fourches Caudinesàtoos 



Les Bibaud 91 



les tournants des routes, il me semble que 
nous sommes responsables devant la pos- 
térité, devant Tavenir... devant Dieu, 
peut-être ; moi, je le crois. 

Le docteur se leva, la taille haute et 
grandie de tout Tenthousiasme qui Ten- 
flammait ; il se campa droit devant son 
ami, comme s'il eut voulu le provoquer, et 
continua : 

—Pourquoi sont-ils ici, eux, là, sous 
nos yeux, s'assouplissant les muscles à 
Texercice, s'habituant au tir à la cible ? 
Pourquoi cet entraînement ?. . .Pour mieux 
tuer les nôtres. Et Ton est témoin, nos 
enfants, toi, moi, de ce spectacle, et Ton 
voudrait... 

Il eut un geste qui indiquait le réveil 
subit d'une pensée qui dormait. Il reprit : 

— Détroits nos journaux, bafouée la 
justice, vendus ou achetés les juges, en 



92 Les Ribaud 



prison les nôtres, dépouillés les prêtres, 
les tiens, au cimetière, dans leur fosse, les 
miens... 

— Eibaud, interrompit le curé, derrière 
le nuage qui attriste, il y a toujours 
l'étoile qui réjouit. 

Le docteur continua sa pensée inache- 
vée. 

— Les miens... les miens, mon père, 
mon fils, ils me les ont pris morts... c'est 
bon, je les donne à ma race, à mon pays... 
Il me reste encore une fîllo, Madeleine... 
celle-là, mon Dieu,j'ai peur qu'ils ne mêla 
prennent vivante. 

Et un ressaut de poitrine le secoua 
comme d'un hoquet, si violemment, qu'il 
retomba assis sur son fauteuil. 

Il se fit un silence pesant sur les deux 
interlocuteurs. 



Les Ribaud 93 



L'abbé eut une expression de figure 
qui interrogeait. 

— C'est vrai... tu ne sais pas, toi... c'est 
la seule chose que je ne t'aie point dite, 
peut-être, reprit le docteur... Ça me faisait 
horreur... Imaginerais-tu ça, moi Eibaud, 
moi Français, avoir des petits-fils qui ne 
seraient plus ni Eibaud ni Français, qui se- 
raient Smith et Anglais?... Ma fille aime... 

— Le capitaine Smith... 

— Tu le savais ? 

— Je le savais. 

— ^Et tu ne m'en a point parlé ? 

— Non... M'en as-tu parlé, toi ? 

— Moi, je suis son pèro et je n'osais, 

— Moi aussi, je suis son père et je pleu- 
rais. 

Il se fit un nouveau silence. 

Seul, quand on discute ou raisonne ces 
situations, aux questions que Ton se pose 



94 Les Rihaud 



on trouve toujours un argument triom- 
phant. Plus rinterrogatoire qui se fait 
alors dans le cerveau est serré, plus on 
cherche une réplique adroite, sophistique 
ou autre. 

Le docteur Hibaud s'était trouvé sou- 
vent, depuis quelques mois, face à face 
avec le problème qui se posait entre son 
cœur de père et «on orgueilleux patrio- 
tisme de race, et toujours il avait cherché 
à en éluder la solution, se leurrant lui- 
même de ses propres mensonges... Peut- 
être se trompait-il ?... Il aimait tant sa 
Madeleine. 

Mais là, devant Tabbé qui avouait tout 
connaître, — c'était donc évident, alors, 
que Tamour de Madeleine pour Percival 
Smith existait, — il eut à envisager une 
réalité bien définie, et cette réalité lui 
apparut terrible. 



Les Bihaud 95 



Le docteur Eibaud avait connu à ses 
vingt ans ce qu'était l'amour, il en avait 
senti les chaînes si douces et si fortes à 
la fois, c'était ces chaînes qu'il voulait 
rompre ; il avait lui aussi pleuré h pro- 
pos d'un mot, d'un rien, c'était des larmes 
semblables qu'il pensait à réveiller chez 
Madeleine; il se représenta le broiement do 
cœur qu'il aurait enduré autrefois, si on 
l'eut séparé en pleine floraison d'amour 
de celle qu'il avait si profondément aimée, 
c'est ce broiement qu'il lui faudrait opérer. 
Et chez qui ? chez sa fille. 

Et, comme en face d'une catastrophe 
imminente, le coude sur le genou, le front 
dans les mains, il songea. 

L'abbé Michaudin l'interpella. 

— A quoi songes-tu, docteur, mon 
ami ? 

— Je sonde la profondeur d'un abîme. 



96 Les Ribaud 



... Ecoute, Michaudin, je vais te dire 
quelque chose d'affreux ; je vais te le dire 
comme en confession, ainsi tu seras obligé 
de me pardonner. Ecoute, il me passe 
des idées de crime parfois dans la tête ; 
je rêve de le tuer, de Tempoisonner, lui, 
pour en arracher du cœur de ma fille 
jusqu'à son nom. Je regarde mes poisons, 
je les mesure de l'œil, je les secoue dans 
leurs flacons,... il faut si peu d'acide prus- 
sique, si peu d'arsenic, et je juge la quan- 
tité nécessaire. Je la marque du doigt 
sur le verre de la bouteille... Il en fau- 
drait si peu... si peu... et ce serait si facile 
quand je vais au Fort,... s'il était malade, 
une bonne fois. 

— Es-tu fou, Eibaud, lui cria le curé, 
comme pour le réveiller ? 

— En effet, je suis fou. 

— Voyons, mon ami, il ne faut plus que 



Les Eibaud 97 



je le vois avec ces idées épouvantables. 
Tu me fais de la peine. Je ne crains pas, 
sans doute, que tu les mettes à exécution, 
mais que tu les aies seulement, n'est-ce 
pas affreux ? 

— Pardonne-moi. Michaudin,... je te 
Tai dit que c^était affreux. 

— Tu as plus besoin de pitié que de 
pardon... Quand je vois un vieil ami 
comme toi, dont la conscience toujours si 
droite se sent envahie par de telles pen- 
sées, je ne lui pardonne pas, je le plains. 

— Mais qui donc est plus à plaindre 
que moi ? 

— Plus... je rignore j mais autant, je 
le sais bien, c'est moi. 

Et une fois de plus ces deux amis sen- 
tirent combien l'affection qui les liait était 
grande et jusqu'à qu'elle profondeur ils 
étaient frères. 



VI 



JOURNAL DE MADELEINE 

6 juin, 37. 

Mon gros cahier, causons. Tu m'ë- 
coutes bien. Tu ne me contredis pas, 
jamais tu ne révèles mes secrets... Ta 
fais bien d'ailleurs, car je te déchirerais 
en miettes si tu allais me trahir. Yois-tu, 
je te conte tant de choses. 



Les Rihaud 99 



Je viens de relire la page que je t'ai 
confiée hier ; tu ne saurais croire l'efiet 
que ça m'a produit. Voyons, c'est bien 
moi qui en ai tracé chacune des lignes, et 
hier, ce n'est pas loin ; eh ! bien, c'est 
comme si tu les eusses répétées à une par- 
faite étrangère ; Madeleine est devenue 
une inconnue, ainsi que Percival, et j'ai 
joui de leur histoire comme d'une fiction 
de roman. 

Pourtant, c'est bien la mienne et de 
moi cette histoire ; j'en suis toute heu- 
reuse quand je me le représente. 

Je me dis : Madeleine, c'est moi, 
Percival, c'est lui, et toutes les agréables 
émotions que j'ai ressenties alors me re- 
viennent au galop. 

Je terminais en me demandant : Quand 
le reven'ai-je ? Je me le demande encore 
aujourd'hui. Nous nous sommes séparés 



100 Les Ribaud 



en échangeant un '* au revoir " qui en 
disait gros de désira inexprimés... Au 
revoir... mais quand ? mais où ? Je n'irai 
toujoura pas le relancer dans le Fort, par- 
mi les canons, les tourelles, les ponts- 
lévis, et je crains beaucoup qu*il n'ose pas 
affronter le regard sévère de mon père. 

Il est pourtant bien bon ce pauvre 
père ; ce n'est pas lui, oh ! non, par exem- 
ple, qui voudrait en aucune manière con- 
trister le cœur de sa Madeleine. Pour rien 
au monde, non plus, sa Madeleine ne vou- 
drait lui faire du chagrin. 

Vous aimeriez ça, vous, être canti- 
nière ? Il a prononcé sans façon canti- 
gnière, mon vieux François, et son petit 
œil narquois me reluquait en dessous ou 
en dessus. 

— Que veux-tu dire ? 



Les Bihaud 101 



Il s'éclata de rire tout simplement, en 
esquissant un haussement moqueur d'é- 
paules. 

— C'est que je ne te comprends pas du 
tout, mon canaillon de François, re- 
pris-je. 

— Bien, oui, c'est joli les costumes de 
canfi^mères,... une petite jupe courte... 
rouge ; un petit képi... rouge... comme 
ceux des soldats, vous savez ; un bidon au 
côté ; toutes les jeunes filles aiment ça... 

— Mais encore, pourquoi ça te vient-il 
cette idée bizarre ? 

— C'est une imagination, quoi... Et il 
s'est sauvé, sans ajouter rien de plus, 
porter la ration de Carillon. 

Bon, faut-il que j'aie le nom de Percival 
Smith imprimé au long au milieu du 
front pour que tout le monde se permette 
de me taquiner à ce propos. Gaston,... 



102 Les Ribaud 



papa, — car il se doute do quelque chose 
aussi lui, — aujourd'hui, c'est François... 
Non, imprimé, ce n'est pas assez ; il 
faut que Percival y soit photographié de 
pied en cap. Tiens, je vais m'examîner 

dans ma glace 

J'ai eu beau m'écarquiller 

les yeux, je n'ai lîen vu et je me Huis sim- 
plement mise à rire en cherchant, en face 

de mon miroir, à me découvrir une em- 

■ 

preinte quelconque sur le front. 

N'empêche que ça m'agace à la fin; 
et si Percival n'a point dévoilé ses senti- 
ments, je vais bientôt ouvertement affi- 
cher les miens. Après tout, puisque tout 
le monde paraît le savoir, hein ? 



Les Rihaud 103 



7 juin 37. 

Par la poite, en passant, j'ai aperçu, 
tranquillement assis dans sa chambre, 
mon vieux François qui lisait le journal 
de papa. 

Ça me tentait îovt de lui parler, do le 
questionner sur les traits moqueurs qu'il 
m*a lancés hier. 

Une folie m'est venue. 

Tout doucement... tout doucement, à 
pas de loup, je me suis approchée, et dans 
son dos, j'ai crié : Brrr... 

François a cru que la maison croulait, 
car il a fait un bond... sa pipe d'un côté, 
son journal de l'autre. 

Tout autre se serait fâché un peu, mais 
lui... Sa surprise passée, il s'est mis à rire. 
D'ailleurs, c'était une gaminerie que je 



104 Les Eihaud 



voulais lui faire. Ça l'amuse toujours 
ces folies-là. 

— Ça me reporte, m'a-t-il dit déjà, à 
votre âge d'enfance, à ce temps joyeux, 
où, comme à mes anciens jours de maître 
d'école, je vous apprenais à lire sur les 
feuilles de gazette, sur les vieux livres 
dont je vous expliquais les images, à vous 
et à Gabriel... M'en faisait-il alors... ce 
pauvre petit Gabriel... 

Ce bon François, il n'en peut parler 
encore sans tristesse. En me disant ça, 
je voyais trembler ses lèvres d'émotion. 

Alors je n'ai pas osé revenir sur notre 
conversation d'hier. 

Commencé en riant, notre entretien 
menaçait de se terminer en pleurant. 

— C'est bon, continue ta lecture, 
François, lui dis -je et je suis repartie le 
cœur gros. 



Les Rihaud 105 



19 juin 37. 

Je viens de voir pour la première fois 
papa en colère, mais là une vraie colère. 
Il est entré furieux, parlant haut, avec 
une dizaine d'hommes également très ex- 
cités. Je n'ai reconnu que M. Franchère, 
M. Viger ; les autres étaient tous des 
étrangers. Il y en avait un qu'ils appe- 
laient docteur, qui jetait des mots durs, 
frappait du poing sur la table, sur les 
murs ;... j'en tendais le cliquetis des bou- 
teilles de la pharmacie 

Il y avait également un autre homme, 
grand, robuste, à stature de héros ; ses 
cheveux grisonnants, relevés drôlement 
sur le sommet du crâne, lui faisaient une 
figure originale... J'ai pourtant vu sou- 
vent cette tête-là quelque part. C'est le 
seul qui paraissait calme ; quand il parlait, 

10 



106 Les Rihaud 



tous les autres cessaient leurs éclats de 
voix et écoutaient ; c'était comme lo chef. 

Tout à coup, j'ai entendu: "les gueux,"— 
c'était la voix de M. Viger— ...'• lesguoux, 
je leur aurais passé leurs sabres à travers 
le corps, s'ils n'avaient pas cessé leurs 
criai lleries." 

^— Yiger, vous êtes un brave, reprit, 
je crois, l'homme à la chevelure relevée en 
faisceau sur la tête, je vous dois d'avoir 
pu être écouté aujourd'hui... N'importe, 
l'assemblée aura son bon effet... La popu- 
lation commence à comprendre que nous 
luttons pour deux idées que tous les habits 
rouges réunis ne sauraient étouffer : la 
justice et la liberté. 

Les autres l'approuvèrent. 

La voix monta et reprit plus haut, 
comme sous l'invasion brusque d'un flot 
do pensées. Je l'entendis clairement : 



Les Rihaud 107 



— Non, plus d'entraves, plus de presse 
bâillonnée, plus de juges achetés, plus de 
mépris, plus d'esclaves, plus de joug. 
Assez d'aplatissements comme ça ; non, 
plus de joug. 

Les autres approuvaient toujours. La 
voix continua : 

—Nous avçns de notre côté le droit, 
plus fort que le droit, la justice, plus fort 
que la justice, l'équité, avec ces trois 
massues, brandies par le bras puissant du 
peuple, nous broierons tous ceux qui se 
mettront contre nous. 

Mon père ajouta : Très bien. 

Puis ce fut un renouvellement d'apos- 
trophes, d'interpellations qui se croisaient 
en tous sens. Les uns approuvaient, les 
autres désapprouvaient. Des calculs, des 
projets, des plans étaient un instant com- 
battus, plus tard acceptés, et vice versa. 



108 Les Ribaud 



Et toujours le poing du monsieur inconnu 
qui faisait danser les fioles. 

J'en ai tiré suffisamment pour conclure : 
affaires politiques. 

Car on en parle de ce temps-ci de poli- 
tique. Ce n'est que bureaucrates, 
patriotes, Dosrivières, Papineau, etc.. 
Tiens, j'y reviens, mais c'est lui Papineau 
que l'on écoutait tantôt si religieusement. 
Ce doit être un grand homme. 

Mais ils ne l'ont pas écouté aussi reli- 
gieusement à ce qu'il paraît à l'assemblée 
publique que les patriotes viennent de 
tenir en face de l'église. Les soldats l'ont 
souvent interrompu... Ah ! pas mon 
Percival j'en suis bien certaine, il est trop 
gentilhomme pour ça ; d'ailleurs, il n'est 
pas soldat, lui, il est capitaine. 



Les Ribaud 109 



2Ï juin 3Ï. 

Sainte Madeleine, ma patronne, priez 
pour moi. 

C'est la supplication intérieure qui 
m'est montée aux lèvres instinctivement 
ce matin, car le danger n'était pas très 
grand. 

Quand j'ai vraiment peur, je crie : mon 
Dieu I 

Non, en y réfléchissant, je reconnais 
qu'il n'y avait pas de danger. Si je 
n'avais pas été dans la charrette, j'en 
aurais pouifé de rire tant ce devait être 
drôle de voir Carillon, mon vieux Carillon, 
avec ses dix-sept ans, son nom glorieux, 
son plumet de crinière en Pair, s'emballer, 
le mors aux dents, fuyant comme un 
peureux le bruit des tambours, et entrai- 



110 Les Eihaud 



nant derrière lui François embrouillé dans 
les guides et la cantignière..» tout le régi- 
mont, donc. 

Mais voilà, j'ai dit : Sainte Madeleine, 
priez pour moi, et sainte Madeleine, m'a 
ménagé une petite aventure pour laquelle 
je la bénirai tout le temps de ma vie. 

C'est évident que tous les saints du 
paradis s'intéressent à nous... Comment 
expliquer la chose autrement. 

Je viens de raconter que Carillon a pris 
subitement peur ; c'est un roulement de 
tambour qui lui a fait ainsi perdre la tête. 
Je l'avais bien un peu perdue moi-même, 
quand je vis un militaire voler à mon se- 
cours, saisir Carillon d'un bras vigoureux 
à la bride et le clouer sur place. 

Sainte Madeleine, tu savais bien qui tu 
m'envoyais. Ah ! je n'aurais pas empêché 
les autres de me tirer du danger, mais 



Les Bihaud 111 



sauvée par Percival c'est être sauvée deux 
fois. 

J'en fus toute secouée et de peur et 
d'émotion en sa présence. Lui était très 
pâle, les lèvres agitées, sans pouvoir pro- 
noncer un mot. C'était à moi de parler, 
à moi de remercier ; j'y mis toute la fer- 
veur de mon âme et je tirai du fond de 
mon cœur, de ce tréfonds qui ne s'ouvre 
que pour exprimer l'inexprimable, des 
phrases que je ne saurais jamais retrou- 
ver. 

— Permettez, s'il vons plaît, répondit- 
il, que j'aille vous reconduire ; votre che- 
val n'aurait qu'à prendre peur de nou- 
veau. C'est très prudent. Et par excès 
de protection i)our moi, par désir aussi 
peut-être de ne point perdre l'occasion 
de continuer l'échange de nos sentimenta- 
lités, — je l'espère du moins^ — il enjamba 



112 Les Rihaud 



lestement les ridelles de mon charreton, 
laissant sa compagnie toute débandée au 
commandement du lieutenant, et s'assit 
à mon côté. 

Mon vieux François, qui n'aime pas 
beaucoup les militaires, je ne sais pour- 
quoi, gêné et resserré dans un coin par 
les longues jambes du capitaine, grogna 
bien un peu, mais moi je me serais ainsi 
rendue au Labrador. 

Nous sommes retournés lentement, 
orgueilleux, comme sur un char triom- 
phal, et j'avais des tentations de crier 
aux passants : Voyez comme il m'aime. 
Car je n'en doute plus maintenant, il 
m'aime autant que je l'aime. 

En me révélant une à une ses pensées 
et ses actions depuis notre rencontre au 
bal, il m'a laissé lire dans sa conscience 
et j'y ai reconnu chacune de mes pro- 



Les Ribaud 113 



près pensées et de mes propres actions^ 
comme si mon âme eut été Técho de la 
sienne, comme si nos cœurs n'eussent eu 
qu*un seul battement. 

J'ai vu sur ses lèvres Tofifre de tous les 
sacrifices, de tous les dévouements... ces 
choses-là, on ne les imagine pas, on les 
voit. 



2 juillet, 3Ï. 

Nous avons fait notre pèlerinage an- 
nuel aux tombes de nos chers morts^ 
l'abbé Michaudin, mon père et moi. Les 
rosiers sont en fleurs, les fougères re- 
verdies. 11 me semble que leur âme est 
passée dans ces plantes. 

Je n'ai pas ressenti l'impreesion dou- 
loureuse et lugubre de l'an dernier ; j'ei> 

11 



114 Les Rihaud 



ai été consolée et attristée en même 
temps. Consolée... car ces émotions me 
bouleversent péniblement et j*ai été heu- 
reuse de ne les point éprouver j attristée, 
. . . car je me suis demandée : est- ce que 
tu oublies, Madeleine ? 
Non, va, je n'oublie point. 



12 août, 3Ï. 

Il est venu, oui, venu. 

Comment a-t-il bien pu savoir que c'é- 
tait ma fête ? C'est ce que je cherche. 

Que ça m'a donc secouée, quand je l'ai 
aperçu en ma présence, presque timide. 
...J'ai fait : Ah !... non de surprise, mais 
de joie, de douce émotion, de cette émo- 
tion qui ne déchire pas le cœur, mais qui 
le berce, l'endort et l'emporte dans des 



Les Rihaud 115 



béatitudes infinies où Pon se sent mourir. 

Je savais qu'il viendrait néanmoins. 

Je n'ai pas voulu te le dire, l'autre 
jour, mon gros cahier ; sais-tu que je me 
suis même défiée de toi ? J'ai craint jus- 
qu'à ton mutisme. 

Dans une arrière-pensée d'amour-pro- 
pre, je n'osais, point m'exposer à la 
honte d'avoir à me rappeler mon invita- 
tion dédaignée, d'avoir peut-être à la re- 
lire encore une fois sur tes feuilles avant 
de les déchirer. 

Car tu aurais toujours été là, avec tes 
grandes pages jaunes qui s'étalent comme 
par ressort, à me dire : vois, regarde... 
oh 1 la belle invitation, refusée... ratée... 
ouitche ! pas plus de Percival que ça. 
Tu m'en aurais donc fait des niques du 
€oin de tes feuilles ridées et pointues. 

Mais je m'en moque maintenant de tes 



116 Les Eihaud 



niques et je t'écris en grosses lettres, à 
coups de pinceau : 

Je l'avais invité. 

C'était trop triste aussi, notre sépara- 
tion. Si tu nous avais vus. 

L'angelus était sonné ; le canon du 
Fort avait fait entendre son coup du 
midi et cependant Percival était toujours 
là, avec des feintes de départ remis, des 
mouvements de recul, des mots inache- 
vés, à ajuster des lambeaux de phrases 
qui ne disaient rien et qui disaient tout. 
Puis, regardant là- bas, loin, bien loin, la 
tête en arrière pour refouler deux larmes 
dans ses yeux débordants : 

— Bonjour, madc.moiselle, — j'ai cru 
qu'il dirait, Made...leine, — a- t-il achevé 
brusquement. 

Alors moi, j'ai repris timidement : 



Les Bihaud 117 



— Au revoir, monsieur... et plus bas, 
en roulant un brin d'herbe sous le bout 
de mon soulier... Vous reviendrez... 

Je ne Tai point regardé, car j'avais 
les yeux baissés et humides aussi, mais 
je savais bien qu'il m'avait entendue. 

Et il est venu. 

C'est une drôle de chose que l'amour. 

J'y pourrais rêver toute la nuit sans 
en rien comprendre. Depuis une heure, 
je songe, le regard perdu ; je lève le bras 
pour moucher ma bougie, je plonge avec 
ravissement mes narines au milieu de ce 
gentil bouquet do fête qu'il vient de 
m'apporter, — des roses, des pensées, des 
marguerites, des œillets — et c'est comme 
si j'étais somnambule, je ne vois rien, je 
n'entends rien. 

Oui, c'est une singulière chose. 



j 
> j 



118 Les Bibaud 



L'autre jour, nous nous sentions des 
tristesses infinies, une torturante envie de 
pleurer comme des fous tous les deux, au 
milieu du chemin, et ce soir c'était la 
joie, le bon rire, la folle gaieté; c'était 
le bonheur, c'était la vie. 

J'aime éperdument la musique, lui pa- 
reillement, et Ton m'aurait fouettée pour 
me faire toucher seulement une note. 
Une autre harmonieuse et douce musique 
m'a bercée mieux et plus suavement que 
toutes les mélodies de Chopin. Cette 
musique ne résonne jamais sur un cla- 
vier métallique ; c'est sur les fibres du 
cœur qu'elle vibre... C'est là, là seule- 
ment qu'est toute la lyre. 

Je l'ai questionné longtemps : Depuis 
quand il était à Chambly, s'il s'y ennuyait, 
si son père était mort, sa mère... si 
c'était difficile ses études militaires, pour- 



Les jRihaud 119 



qaoi il s'était fait soldat, s'il aimerait ça 
la guerre... 

Lui aussi m'a longuement interrogée, 
ses yeux sur les miens : Comment Graston 
était mon cousin, de quoi était mort Ga 
briel, quelle amie j'estimais le plus. Puis 
d'autres questions pleines de sousenten- 
dus charmants, des confessions qu'il m'a 
faites, des aveux réticents, des détails 
intimes où je sentais toute la tendresse de 
sa sympathie, et puis encore d'autres 
épanchements de cœur qui nous atti- 
raient, — sans désir comme sans force de 
nous y soustraire, — dans un remous où 
je me sentais heureuse d'être submergée... 

Mais je n'irai pas te raconter tout ça, 
mon bon cahier. 

—Déjà I... a-t-il dit, en entendant mon 
coucou qui s*entêtait à sonner dix heures 
en ondulations tristes ; et il était si sin- 



120 Les Bihaud 



<îère, ce ** déjà, " instinctivement poussé 
sous le coup de son étonnement désap- 
pointé, que j'en fus presque joyeuse. Les 
minutes, les heures, si tôt passées, il ne 
les avait donc pas plus que moi senties 
s'enfuir à tire-d'aile. 

— Déjà dix heures, dites-vous? maïs 
c'est si tôt dix heures... la lune est belle... 
le grand chemin si large, et puis, des 
militaires, ça n'a pas peur, n'est-ce pas ? 

— ^Non, ça n'a pas peur, — et il eut un 
soupir, — mais ça obéit. Dix heures, c'est 
le couvre-feu du Fort qui sonne; c'est 
l'heure du sommeil. Voilà la discipline. 

— Mon Dieu, pour obéir si bien, il faut 
que vous sachiez admirable ment comman- 
der... Quand vous aurez une place de 
oantinière libre dans votre compagnie, 
repris-je en riant, vous savez... 

Mais lui n'a point ri. Une expression 



Les Bibaud 121 



navrée se répandit sur toute sa figure et, 
d'un ton singulier de pitié douloureuse 
pour moi, il ajouta : 

— Non, demandez à Dieu de n'être 
jamais cantinière dans la deuxième com- 
pagnie du troisième bataillon, vous le 
regretteriez tant ; et, comme pour éviter 
une explication, en hâte aussi d'être à son 
poste, il me dit un *'au revoir" où je sentis 
passer toute son âme. 

Je suis restée debout, le nez aux vitres, 
conservant encore fixée dans mes yeux 
son élégante silhouette longtemps après 
qu'elle eut disparu derrière les grands 
ormes de la route. 

— Allons ! me dis-je, et je me suis arra- 
chée avec l'effort qu'on fait pour briser 
une chaîne. 



122 Les Eihaud 



18 Août, 3t. 

Je ne sais pourquoi, depuis quelques 
jours, je me sens gênée, comme sous Top- 
pression d'avoir commis une faute, en 
présence de mon père. 

Je guette constamment sur ses lèvres, 
où je la vois voltiger, une question, une 
allusion quelconque ; mais elle ne vient 
pas. C'est comme si je lisais dans sa figure 
faussement indifférente un reproche ca- 
ché dont je cherche en vain Texplication. 

Mon Dieu, qu'y a-t-il ? 

Ai-je mal fait ? Je me perds à trouver 
une raison à sa froideur feinte. 

Parfois, je me sens prise d'épouvante ; 
j'imagine des choses impossibles \ j'en- 
trevois des dessous terribles que je sonde 
et d'où je voudrais tirer la réalité... et je 



Les Rihaud 123 



reste toujours en présence d'un mystère. 

Mon père... Percival... 

Et pourtant oui, il y a quelque chose 
d'inconnu entre ces deux hommes. 



VII 

LA CHANSON DU POU 

Enroulée, entortillée dans sa mante, 
par ce soir sec et froid qui fixe déjà un 
duvet de frimas aux vitres, aux branches 
des arbres, Madeleine se promène sans 
savoir, allant et venant d'après un mou- 
vement automatique, sur la vérandah de 
la demeure de son père. 



Les jRibaud 125 



C'est par un besoin de réfléchir sérieu- 
sement, de rentrer en elle-même, loin du 
bruit, qu'elle s'est ainsi retirée à l'écart. 

C'était bien beau, aussi, cette soirée 
sereine d'automne, si calme, que les cas- 
cades frémissantes répandaient au loin 
leurs gazouillis d'enfants, si limpide, que 
le clocher de Péglise, les grands ormes, 
les murs crénelés du Fort, piqués ici et 
là, de lumière et d'ombre, clairs-obscurs 
superbes, découpaient chacun leur archi- 
tecture spéciale sur l'horizon jaunâtre. 
Avec, là-bas, en perspective, les berges 
ancrées, les goélettes immobiles transper- 
cées de leurs grands mâts comme d'une 
lance en plein cœur. 

Vraie décoration théâtrale, qu'on eut 
dite prôte à se mouvoir et à se transfor- 
mer sous les fils secrets d'un machiniste 
d'opéra. 



126 Les Bibaud 



Mais que faisait, à la vérité, ce tableau 
tant de fois revu, à la rêverie de Made- 
leine ? 

Elle jetait bien, de temps à autre, son 
regard sur les lourds bastions du Port, 
parce qu'elle désirait mettre un nom, une 
figure aux ombres incertaines qu'elle 
voyait passer et repasser derrière les 
fenêtres ; mais ce nom et cette figure 
étaient bien autrement vivants et réels 
dans son cœur, et tout existait autour 
d'elle sans plus l'intéresser. 

Elle le disait tout bas, ce nom, elle lui 
parlait ; cette figure lui souriait et il se 
fusait dans son âme un interrogatoire si 
tendre, si joyeux, où les réponses ne con- 
tredisaient jamais, qu'un petit frisson, de 
bonbeur bien plus que de ce soir froid 
de novembre, la secouait tout à coup 
agréablement. 



Les Rihaud 12*7 



Puis c'était encore des rêves fous, des 
effrois aussi qui l'oppressaient soudaine- 
ment, des suppositions fantastiques qu'elle 
imaginait ingénument dans son âme de 
dix-huit ans. 

Qui n'a pas pareillement rêvé ? Qui n'a 
point ressenti cette étrange ivresse ? Qui 
n'a pas aussi connu le poids de cette 
oppression plus lourde à porter que le 
rocher de Sisyphe I Oui, pas un vingtième 
printemps qui ait échappé à cette four- 
naise. 

Tout à coup, une voix la tira de l'abîme 
où elle était plongée. Une voix discor- 
dante et criarde qui s'en venait du Fort 
sur la cadence d'un pas sonore sur le 
chemin rocailleux. 

En se rapprochant, elle se fit plus 
nette, laissant mieux saisir le sens des 
moto à travers les inflexions bizarres, les 



128 Les jRibaud 



intonations gutturales, hautes à étrangler, 
dont un seul être à Chambly était capable. 

Madeleine la reconnut bientôt. 

C*était Pitre Lajoie, un maniaque inof- 
fensîf qui avait parfois des éclairs de bon 
sens, mais que sa dégaine comique avait, 
d'année en année, depuis vingt ans, 
régulièrement livré à la risée des enfants. 

Madeleine l'écouta. 

** Ces petits Canayens,— pas plus gros qu' ça — 

** Parce que leur Papineau les embête ^ 

" S*mêlent de parler d^ liberté déjà. 

*• Cré tas d'fous ! Avez-vous perdu la tête f 

Pitre éternua et reprit deux tons plus 
haut : 

** Vous devez bien savoir^ pourtant^ 

" Que rien d*un coup d^ canon... bernique ! 

" Vous auriez peur — c'est ejffrayant — 

** Devant Is* Anglais qui vous feront la niqne. 

Oh ! by goch, Papineau, 

Oh ! Papineau, d'gogo ! 



Les Bihaud 129 



Ce nom de Papineau intercalé là-dedans 
étonna Madeleine. 

Que chantait-il donc ce fou I Et comme 
le mot '* Anglais " seul produisait toujours 
une impression particulière sur elle en la 
reportant subitement à son capitaine, elle 
écouta mieux. Elle ne fit aucun effort 
d'ailleurs, car la voix de Pitre Lajoie, qui 
s'était élevée tout en se rapprochant, lui 
perforait maintenant le tympan ; elle 
avait repris : 

Quand on pens* qu'on en voit^ — y songent-ils ? 

Des excitas qui s^appell " patrioies^^' 

Pas cP chiens seulement dessus leurs fusils y 

— Y /^raient aussi ben des'battr' à coups cT bottes — 

Qui veulent tuer les Anglais. 

Us en ont, euXy des carabines 

Avec des baïonnettes après.... 

S^i/s leur plantaient ça dans Is* échines. 

Oh ! by gochf Papineau, 
Oh ! gogo d' Papineau. 

12 



130 Les Bibaud 



— Misérable gueux I Tais-toi ou je té- 
trangle... 

C'était François le bon vieux domes- 
tique du docteur Bibaud qui» jaillissant 
comme une ombre des côtés de Madeleine, 
avait sauté à la gorge de Pitre Lajoie. 

— Ce sont eux, infUme sans cœur, qui te 
mettent ces saletés dans la bouche ?... Ya- 
t*en .. va- t'en loin d'ici... retourne au 
Fort... lécher les bottes des Angl... Il n'a- 
cheva point. 

Jamais Madeleine n'avait vu ce pauvre 
François en colère, lui, si doux, si tendre 
d'ordinaire et do l'apercevoir pâle, les 
lèvres blêmes, faisant siffler entre ses dents 
serrées, plutôt que ne les pi^nonçant, ses 
apostrophes indignées, elle eut peur. 

La colère d'un vieillard est étrangement 
terrible et elle garde toujours quelque 
chose do la majesté des cheveux blancs. 



Les Bibaud 131 



— Hi... hi... hi... reprit Pitre demi- 
riant, car toute Tattaque Tavait surpris 
comme une mauvaise farce... Savait-il, 
lui ? Hi... hi... hi... mais je pensais qu'ça 
vousf raît plaisir... c'te chanson-là... hi... 
hi... j'en sais encore un couplet... 

— Malheureux, si tu oses continuer... je 
t'étrangle... Comprends-tu... je vais te 
tuer. 

— Hi... hi... c'est ben beau pourtant... 
jVas la chanter, s'il vous plaît, à mamzelle 
Eibaud... elle l'aimera bien... elle. 

— Pitre Lajoie... Pitre La joie... reprit 
François, en hachant solennellement 
chaque mot... Veux-tu te faire tuer ? 

Il aurait voulu enfoncer sa terrible me- 
nace dans cette tête de fou, qu'il n'osait 
cependant pas frapper, par pitié ; il 
voulait lui faire comprendre toute la 
grandeur de sa rage. 



132 Les Eihaud 



Mais lui : 

— Hi... hî... hi... pourquoi qu'vous les 
aimez pas, vous, père François... les 
Anglais ? 

Il se fit un éclair subit dans le cerveau 
de Madeleine jusque-là témoin inconscient. 

— Calme-toi, François, reprit celle-ci... 
yoyons,rentre au logis,mon bon François ; 
laisse donc ce pauvre fou... viens François 
et elle mit des caresses dans sa voix. 

Le vieux domestique la regarda longue- 
ment : 

— ^Yous ne direz rien de ça à M. Bibaud, 
n'est-ce pas. mademoiselle ? 

— Non. 

— Pas un mot... ni de Pitre... ni de 
moi... ni de la chanson... pas un seul 
mot ? 

— Pas un mot. 

Et François se laissa ramener jusqu'à la 



Les Rihaud 133 



porte. Comme Madeleine n'entrait pas 
avec lui, il prit alors un ton suppliant : 

— ^Vous n'entrez pas, vous, mademoi- 
selle ? 

Celle-ci poussa rapidement la porte 
sans répondre et revint en hâte vers Pitre 
qui n'avait pas encore bougé. 

— Pourquoi dis-tu ça. Pitre, que ta 
chanson doit me faire plaisir ? 

— Mais oui... hi... hi... vous savez ben, 
mamzelle... 

— Yoyons, dis-le moi, Pitre ? 

— Hi... hi... ben oui... savez ben... à 
cause du capitaine Smith... c'est un 
Anglais. 

— Ils sont bons les Anglais ? 

— Oui, mais les " patriotes " les dé- 
testent. 

— L'aimes-tu, toi, le capitaine Smith ? 



134 Les Rihaud 



— Hi... hi... oui, pas autant que voi 
par exemple... hi... hi, 

— Tu crois ?... qui te Ta dit ? 

— ^Tout le monde... Il vous aime b 
aussi lui, à ce qu'il paraît. 

—Ce n'est pas lui qui t'a montré 
chanson ? 

— Ah I non... c'est le lieutenant Grore 
Pas de danger qu'il dise quelque cho 
contre les Canayens, le capitaine Smit 

— Que fait-il au Fort, le capitaine ? 

— ^Y commande ses soldats... y lit 
Ah I y s'ennuie des fois... y pleure aui 
parait-il. 

Madeleine eut un soupir douloureux. 

Et toi, qu'est-ce que tu fais ? 

— Moi... moi... hi... hi... je travaille 

— Encore... A quoi travailles-tu, Pitr 

— Je frotte les fusils, les épées, les sabr 
les baïonnettes... Je balaie... Ah 1 il fa 



Les Rihaud 135 



qu'ils soient luisants les fusils, ces jours- 
ci... ça sera pas drôle pour les " patriotes " 
comme c'est dit dans ma chanson... 

—Comment ? Pourquoi, pas drôle, 
Pitre ? 

— Savez pas... mamzelle... mais y vont 
s'battre... peut-être demain... peut-être 
après-demain... Si vous voyiez ça, des 
balles... de la poudre... 

Mon Dieu ! gémit Madeleine en se re- 
tenant des mains à la clôture du chemin. 

— JVous assure que c'est là que votre 
capitaine Smith va leur en faire danser un 
rigodon aux patriotes, avec *' leurs fusils 
pas d'chiens." C'est-y bête, hein I ces 
gens-là ?... 

— Tais-toi... c'est assez... dit Madeleine. 

— Ah I caserait ben fait... c'est dit dans 
ma chanson, hi... hi... j'vas vous chanter 
le couplet si vous voulez... 



136 Les Bihaud 

— Non, non... va-t^en... va-t*en... 
Madeleine, atterrée, rentra préc 
tamment. 

Mais la voix stridente de Pitre, rel 
tissante dans la sonorité de la n 
recommença, pénétrant jusqu'au fond 
cœur de Madeleine. 

•* Ah ! s'ils continuent à crier trop foi-t^ 
** Y pourrait arriver qu^ça serait pas drêle^ 
*' y*m^en suis aperçu.,, les soldats du Fort^ 
** Sont décidés à leur f air* changer d'râle. 

Madeleine se couvrit les oreilles de 
mains pour n'en pas entendre davantf 
mais la voix perçante de Pitre traver 
les murs comme une vrille. 

Hein / ce serait-il bon pour eux 
De s* faire fricasser par douzaines ? 
A moins qu'ils soient assez peureux 
Pour demander : Pardon, capitaine. 

Oh ! by gochf Papineau, 

Oh ! gogo d'Papineau. 



Les Bibaud 137 



Et Pitre, déjà loin, acheva sur une note, 
moins dramatique et lugubre par le ton 
lamentable et élevé qu'il avait pris, que 
par ce grand nom de Papineau qu'il avait 
juché dessus. 

Madeleine, folle, étourdie 'de tout ce 
qu'elle venait de voir et d'entendre, — la 
chanson de Pitre, son entretien avec lui, 
la subite colère de François — n'avait vu 
le jour se faire dans son cerveau que par 
éclairs, petit à petit. 

Elle s'était sentie d'abord rouler dans 
un chaos d'idées. Des rayons et dos 
ombres se succédaient sans cesse dans 
son esprit, grandissant tout à coup une 
parole, un fait, pour les rapetisser, les 
anéantir et leur faire perdre toute signi- 
fication, l'instant après. 

Deux noms, cependant, se détachaient 
toujours très nets des incidents divers 

13 



138 Les Rihaud 



dont elle venait d'être témoin : son père 
et Percival. Et dans ses efforts pour dé- 
brouiller ce qui s'agitait, lui grouillait 
dans la tête, ces deux noms-là venaient 
constamment se glisser à travers ses 
raisonnements et ses suppositions. 

Qu'il y eut quelque chose de terrible 
qui la menaçait dans son bonheur, elle 
n'en doutait pas, d'instinct. Comme 
c'était aussi l'instinct, qui, dans son 
ignorance des choses du dehors, l'avait, 
mieux que les termes méprisants qu'elle 
contenait, fait se boucher les oreilles de- 
vant la chanson de Pitre. 

Elle se replongea plus profondément 
encore dans sa rêverie. C'était devenu 
un besoin de tirer la réalité, quelle qu'elle 
f(it, de ses suppositions et de ses pensées. 
Des jours disparus elle en analysa les inci- 
dents ; elle refit sa vie à rebours, chercha 



f \ 



Les Rihaud 139 



dans ses actes la raison de son angoissse 
présente et n*en trouva point. 

Sa pensée revint bientôt sur Percival... 
et sa douleur, la douleur qu'elle avait res- 
sentie tantôt quand Pitre lui avait appris 
qu'il allait se battre, s'éveilla de nouveau, 
lui triturant le cœur. Pauvre Percy... 
se dit-elle, dans un murmure de caresse... 
que c'est donc épouvantable la guerre I... 
se battre !... Et moi qui m'imaginais que 
c'était gai d'être soldat... Enfant que 
j'étais, je ne voyais que les parades mili- 
taires, les exercices de tir, les marches 
de plaisir à travers les rues... Il les con- 
naissait bien, lui, Percival, les jours 
lugubres qui pouvaient venir... les jours 
de combat... les jours où ses soldats tire- 
raient de vraies balles... où il remet- 
trait au fourreau son épée peut-être teinte 
de sang... 



140 Les Rihaud 



— Oui, se battre, tuer ses adversaires,... 
des fils... des pères... se battre... 

Madeleine fixa un regard affreux dans 
le vide .. Tuer des pères... se battre, sou- 
pira- t-elle... 

Pâle, hagarde, elle se leva subitement 
toute droite. 

— Se battre ! reprit-elle... mais... les 
** patriotes **... mon Dieu 1 mon père... 

Elle poussa un cri sourd et retomba 
sur son siège, avec un sanglot convulsif à 
la gorge. 

Derrière la porte, au fond, un homme à 
cheveux blancs guettait. Il s'approcha 
d'elle doucement et, doucement, fléchis- 
sant ses vieilles jambes, il s'agenouilla à 
son côté. 

Madeleine ne paraissait plus appartenir 
à ce monde. 



Les Ribaud 141 



— Mademoiselle, dît-il, tout bas, et il la 
toucha légèrement à Tépaule. 

Elle ne bougea pas. Il reprit, plus haut : 

— ^Yous pleurez, mademoiselle ? 

Celle-ci releva son front baissé où se 
peignait une expression de pénible douleur. 

— Tiens, c'est toi, François, et elle plaça 
sa tête sur Tépaule du vieux serviteur. 

— Pourquoi pleurez-vous... Madelei- 
ne?... Est-ce que je puis l'apprendre ? 

— Bon François, va... Non, tu ne peux 
pas l'apprendre... tu le sais. 

— C'est vrai, je le sais... Je vous l'avais 
dit, aussi, d'entrer avec moi. 

— C'est affreux, n'est-ce pas?... Il me 
semble que j'étouffe... Combien j'ai dû 
vous fwre souffrir, papa et toi..^ Et moi 
qui l'avais si bien promis à notre Gabriel 
de ne pas lui faire de peine... Est-ce que 



142 Les Bibaud 



je me doutais ?..• Mais tu pleures, toi 
aussi, François ? 

— Mais non, Madeleine, je ne pleure 
pas... tu sais bien, Madeleine... ce sont... 
hum... ce sont... mes yeux... qui... 

— Tu ne me hais point, toi, François, 
et papa non plus ? 

— Madeleine ! que dis- tu ? 

— C'est que je m'explique maintenant 
le regard triste et froid de mon père... 
Mou Dieu, c'est horrible aussi : aimer 
celui qui pouvait le tuer... aimer son 
ennemi. •• 

— Son ennemi ?... Mais tu rêves, Made- 
leine. 

— Ah 1 je ne rêve pas, mon pauvre 
François... car ils vont se battre... les 
soldats anglais contre les patriotes... 

— Hein ! comment ? 

— Pitre me Ta dit. Tout est prêt au 



Les Rihaud 143 



Fort. Les balles sont distribuées, les fusils 
luisants... Ce sera demain ou après- 
demain... Comprends-tu ça, François ? 
Peux-tu bien t'imaginer mon supplice ? 
Mon père d*unc6té... Percival deTautre ; 
d'un eôtë ce que j'adore, de Tautre ce que 
j'aime... car c'est un patriote, mon père, 
hein? 

Le front de François se plissa sous le 
coup d'une perplexité subite. Il aurait 
voulu répondre orgueilleusement à Made- 
leine : Mais, cristi 1 je pense bien, que c'est 
un patriote, le docteur Sibaud. Au lieu de 
cette phrase qui lui serait spontanément 
montée aux lèvres, il répondit tout bas, 
péniblement, comme s'il eut inventé une 
horrible calomnie : 

— Mais non, Madeleine... 

— Vrai... reprit-elle vivement, il n'est 
pas patriote ? 



144 Les Bibaud 



— D'abord, qu'ontends-tu par patriote, 
Madeleine ? Si tu veux dire celui qui aime 
sa patrie; si tu veux dire celui qui se couche 
en travers du seuil de sa porte pour 
protéger et sa famille et son foyer; si tu 
veux dire celui qui ne permet jamais que 
sa race soit bousculée sous le talon dos 
autres races ; si tu veux dire celui qui se 
donne, lui et les siens, pour défendre 
l'honneur de son pays ; si tu veux dire 
celui qui venge les insultes quelles qu'elles 
soient, faites à son drapeau... alors... 

Et, grisé de tout Tenthousiasme qui 
remflammait, son bras noueux tendu 
dans un geste superbe, son regard de feu 
dans les yeux de Madeleine, François, qui 
brusquement s'était relevé fier, s'age- 
nouilla de nouveau doucement à ses côtés. 

— Yeux-tu dire que mon père n'est pas 
tout ça, François ? 



Les Bibaud 145 



— Oui, il est tout ça... moi aussi je suis 
tout ça. 

—Eh! bien?... 

— Ce ne sont point ces patriotes-là que 
tu veux dire, toi, Madeleine, n*est-ce pas ? 

— Non... oui... Mais est-ce que les 
autres patriotes... les patriotes de Papi- 
neau... les patriotes qui vont se battre, 
les patriotes qui vont se faire tuer "pas 
d*chiens sur leurs fusils, " comme dit 
Pitre, n'aiment pas aussi leur pays, ne 
veulent pas défendre leur race et leur 
drapeau ? 

— Ah ! sapristi, oui, Madeleine... Ils le 
sont, mille tonnerres 1... C'est-à-dire qu'ils 
veulent... ils pensent que... c'est ceux-là 
qui vont se battre contre les Anglais... et 
François, tout interdit et perdu dans ses 
explications, se plongea le nez dans son 
grand mouchoir à carreaux. 



146 Les Rihaud 



Madeleine resta pensive. Tout-à-coup : 

— Alors, c*est moi qui ne suis point 
patriote en aimant celui qui veut com- 
battre ma race et ma nationalité ? 

— ? 

— Tu ne réponds pas, mon François... 
Ah ! c'est vrai... Je comprends tout main- 
tenant... Je trahis mon nom, ma race, ma 
famille. Mon Dieu ! pourquoi m*avez-vou8 
mis cet amour danr le cœur ? 

Tous doux restèrent immobiles, sans 
ajouter un mot. Une idée s'empara de 
Madeleine. 

Elle saisit tout à coup les vieilles mains 
calleuses de François dans les siennes et, 
lentement, comme pour le convaincre : 

— Non, François, ce n'est pas un bour- 
reau, Percival, et je ne veux point qu'il 
se batte contre les miens... J'irai le trou- 
ver au Fort, plutôt ; je le lui demanderai, 



Les Ribaud 147 



oh ! d'une manière si suppliante, qu*il ne 
me refusera point. 

— Madeleine, ne fais pas ça... je te le 
défends au nom de ta race qui est aussi la 
mienne, je te le défends. Mes cheveux 
blancs me donnent le droit de te parler 
ainsi. 

— Oui, je le ferai pourtant... je m'age- 
nouillerai, je me roulerai à ses pieds... 

— Madeleine, inten'ompit la voix indi- 
gnée de François, songe que tu t^appelles 
Eibaud, et les Bibaud ne s'agenouillent 
jamais que devant Dieu... Je te le dé- 
fends au nom de ton père... comprends- 
tu ?... au nom de ton père. C'est l'hon- 
neur, aussi, qui te le défend... 

— L'honneur?... Mais je ne veux pas 
qu'il y ait de sang, je ne veux pas qu'il y 
ait de haine entre Percival et moi, entre 



148 Les Rihaud 



sa race et la mienne... Veux-tu que j'aime 
ton ennemi ? 

— Eh bien ! s'il faut que tu l'aimes, au 
moins, Madeleine, aime-le brave, aime-le 
loyal. N'abuse pas de ton amour pour lui 
faire commettre une lâcheté ou une tra- 
hison... Crois-moi, ce serait un malheur 
qui écraserait bientôt vos consciences ; la 
sienne parce qu'il aurait manqué à son 
devoir de soldat, la tienne en comprenant 
la honte qu'il y a de donner son nom à 
un traître. 

— Ah ! comme je t'aime, toi aussi, mon 
François 



VIII 
POUE LA LIBEETÉ 

— Tous les patriotes sont avertis. C'est- 
à-dire les chefs : Marchand, Drolet, La- 
coste, Durocher, Authier, Allard et les 
autres. 

— Ce soir même... vous les avez vus ? 

— Je ne les ai pas tous vus, mais en 
passant à la course de mon cheval je leur 



150 Les Rihaud 



remettais trois mots sur une carte : 
" Tenez vous prêts." Je n'avais pas le 
temps d*en dire plus long, vous com- 
prenez. 

— Et vous retournez ? 

— Cette nuit... A moins que vous n*ayiez 
des nouvelles absolument certaines sur 
Pheure de la mise en route des habits 
rouges. 

— Il y aura une forte besogne à faire. 

— Je le sais. 

— Combien y a-til de ponts ? 

— Neuf ; je les ai comptés. Si 
j'apprends que les ennemis doivent se dé- 
placer demain, je les fais tous démolir 
cette nuit. Cinq heures, ça suffit. Ça les 
retardera toujours un peu dans leur 
marche et nous aurons le temps de prépa- 
rer nos retranchements, si ça n'était pas 
encore fait. Avec un peu de courage, ce 



Les Rihaud 151 



serait bien le diable si nous ne lui cassions 
pas le nez, comme à Saint-Denis, à 
Wetherall et sa bande. 

Cinq hommes, assis autour d*une table 
dans la petite salle de la '* Huronne " que 
nous avons déjà dépeinte, échangeaient 
cette conversation, le vingt-quatre no- 
vembre au soir. 

L*un, grand et nerveux, encore essouf- 
flé et mal remis d*une course pénible dont 
il gardait encore de la boue aux jambes, 
partout, tenait un papier entre ses doigts. 

C'était Siméon Marchessault. 

Il arrivait de Saint-Denis, après avoir 
passé par Saint-Charles, Saint-Hilaire et 
Ja Pointe Olivier. Intelligent, actif, rusé, 
d'une énergie de fer, d'une musculature 
d'acier trempé, d'une vivacité de mercure, 
cet homme n'était pas fait de chair, il 
était pétri de métal et blindé pardessus. 



152 Les Eibaud 



A sa gauche, et buvant ses paroles se 
tenait un jeune homme encore. Son regard 
ardent et décidé dénotait une nature de 
feu toute d'élan et d'enthousiasme, faite 
pour les coups d'éclat et les tentatives au- 
dacieuses. Il n'était pas très grand, il 
n'était pas très gros ; son apparence était 
plutôt frêle. 

Rencontré dans la rue, vous auriez dit : 
quel joli et charmant garçon. Vu le soir, 
l'œil enflammé, le poing crispé, avec des 
secousses nerveuses qui tantôt le soule- 
vaient, tantôt le rabattaient sur sa chaise, 
au milieu de ce groupe de conspirateurs 
quLpréparaient desplans d'embuscade et de 
guerre, vous auriez baissé les yeux devant 
les siens en pensant : c'est un bandit ou 
un démon. 

Toutes les passions qui s'agitaient dans 
son cœur se traduisaient immédiatement 



Les Eibaud 153 



dans sa figure à ses moments de colère et 
lui retroussaient un coin de lèvres féroce 
et provoquant. Au repos, Apollon ; en 
action, Mars. 

Ce jeune homme, c'était Bonaventure 
Viger. 

A droite de Marchessault, une jambe 
croisée, prenant tout froidement et ne se 
montant la tête que quand le mot 
^^ Anglais *' se prononçait, était assis 
Jacques Lambert. 

Celui-ci était homme de réflexion avant 
d'être homme d'action. Absolument le 
contraire de Viger. 

Quand les patriotes voulaient découvrir 
le pourquoi des moindres manœuvres des 
officiers du Fort ou des Casernes, ils con- 
sultaient Lambert et son jugement solide, 
son esprit débrouillard leur en révélait 
presque toujours avec justesse la significa- 

14 



154 Les Rihaud 



tion exacte. Cet homme là ne lançait 
jamais lui-même de plans, il se contentait 
de discuter ceux des autres ; quand il les 
combattait, ça équivalait à un veto et le 
plan tombait. 

Esprit de défensive plutôt que d*oj0fen- 
sive. A Saint-Charles il avait dit : *' Ce 
n'est pas des retranchements ça, c'est une 
souricière... D'un côté les balles, les 
boulets, de^ l'autre la rivière... La fuite 
aussi est parfois bonne pourtant... Qu'im- 
porte, battons-nous, on peut toujours se 
faire tuer... Mais ça ne prend que des 
maudits imbéciles pour ne pas avoir fait 
les remparts, là, du côté du bois." On 
aurait dû l'écouter, c'était une tête. 

Quant aux trois autres assistants, 
éclairés de dos par un quinquet fumeux, 
on ne pouvait les reconnaître exactement. 
Quand ils se tournaient et recevaient un 



Les Rihaud 155 



peu de lumière on eut dît que c'était de 
Labruère, Franchère, Allard. Ça pouvait 
être aussi Boileau, Jodoin, peut-être même 
Goddu, on ne pouvait savoir. 

— ^Bt vous dites, Marchessault, que 
cette correspondance, que vous tenez à la 
main, a été saisie sur le capitaine Weir ? 

— Certainement, que c'est moi-même 
qui Tai prise. Je l'ai montrée à Desrivières. 

** Ça regarde le colonel Wetherall, m'a- 
t-il dit. Tu vas courir ventre à terre à 
Chambly avertir les patriotes le long du 
Eichelieu ; il faut à tout prix qu'ils em- 
pêchent la jonction de la colonne de Sorel 
à celle de Chambly. As-tu un bon 
cheval ? 

— Quelle heure est-il ? 

— Quatre heure. 

— Dans trois, c'est-à-dire à sept, j'aurai 
vu Yiger, Lambert, Allard, Tétreau, le 



156 Les Rihaud 



docteur Eibaud... Mais en elBfet, que fait- 
il donc le docteur, il devrait être ici... 

—Et il y est, monsieur, répondit 
Eibaud en entrant. 

Tous se levèrent. 

Les trois, tout à l'heure mécon- 
naissables dans leur cône d'ombre, se 
mirent en lumière par ce mouvement et 
le docteur Eibaud en leur tendant la 
main leur dit : Bonsoir Allard, bonsoir 
Franchère, bonsoir Leduc. 

Ils répondirent : Bonsoir, monsieur. 

Marchessault prit la parole en s'adres- 
sant particulièrement au docteur Eibaud. 

— C'est le temps de ne pas avoir mal 
aux yeux, docteur. 

— Je le sais. 

— Et de bien ajuster la mire de nos 
fusils. 

— Je le sais. 



Les Rihaud 157 



— Il fandra se battre. 

— Je le sais. 

— Yos soldats anglais se préparent de- 
puis huit jours au Fort. Tout est prêt, 
fusils, balles, canons et demain... 

— Je le sais. 

Marchessault resta interloqué. 

— Comment le savez-vous ? 

— ^La nuit, d'habitude, on dort; moi, je 
veille répondit le docteur Eibaud. La 
nuit, on entend un bruit, un chant, à 
deux milles... pendant ce temps-là, il y 
en a qui ont les oreilles enfoncées dans 
leurs oreillers ; moi, je cours aux malades 
à Belœil, à la Pointe, à Saint-Hilaîre, à 
Boucherville ; moi, j'écoute. Affaire de 
métier, affaire de patriote aussi. 

— En effet, acquiesça Marchessault... 
Mais vous ne savez pas que j'arrive de 
Saint-Denis, que nous avons bloqué le 



158 Les Bibaud 



détachement du colonel Gore, que nous 
avons sa correspondance entre les mains. 
La voici. 

— Vraiment ? 

—Nous nous sommes battus comme 
des diables et les habits rouges ont recu- 
lé... A cinq heures, des habits rouges, ça 
se voit encore comme en plein jour... 
l'étoffe du pays, impossible de distinguer 
ça d'une clôture, d'un mur, d'un tronc 
d'arbre... Nous avons tenu Gore, c'est à 
vous de tenir Wetherall, car, d'après ces 
papiers saisis, ils doivent se rencontrer à 
Saint-Charles... Les patriotes de là en sont 
avertis et ils recevront le choc... En atten- 
dant, il faut des tirailleurs qui harcèlent 
les soldats le long des chemins, au coin 
des bois, derrière les clôtures... Les ponts 
rasés, mettez-vous quatre ou cinq hom- 
mes, à chaque ravin, avec de bons fusils 



Les Rihaud 159 



pour guetter les ennemis et tuer leurs 
chevaux sous eux ou sur eux... Qu'en 
dites-vous, Lambert? 

— Avec de bons fusils, cinq hommes, 
c'est trop ; deux suffisent. Il faut être 
cent ou il faut être deux ; Tun charge, 
Fautre tire... Tu connais ça, Yiger ? 

Viger recula sa chaise. 

— Yous avez raison, Lambert. A Lon- 
gueuil, Tautre jour, à deux, nous prenions 
les chevaux, nous prenions la voiture, 
nous prenions les fusils, nous prenions 
tout. Mais Sicotte ne pouvait courir cent 
pieds sans étouffer, Malo ne voyait pas 
clair, Bédard s'était donné une entorse ; 
pas moyen de les abandonner, il fallait les 
protéger, Leduc et moi, et au lieu de nous 
aider ils nous ont nui. 

— C'est bien, repiît Marchessault, met- 
tez-vous deux. Il y a neuf ponts... comp- 



160 Les Rihaud 



tons les bois, maintenant... Il y a le bois 
de la Pointe, du domaine de Saint- 
Hilaire... du Brûlé... de la côte de Saint- 
Charles, vis-à-vis VWq aux Cerfs. Ah ! 
cette côte, élévation superbe pour voir, 
tirer et se cacher derrière les arbres... 
Toi, Viger, rends-toi là. Seul, à plat ven- 
tre, tu tiens tout le détachement une 
heure durant et tu peux tuer qui tu veux, 
à ton choix. 

— C'est trop loin... D'ailleurs, je ne con- 
nais pas la côte... et nous avons mieux 
que ça. . . Qu'en penses-tu, Leduc ? 

— C'est comme tu dis, Yiger. 

— Marchessault reprit son calcul : neuf 
ponts, quatre bois... neuf et quatre font 
treize... treize fois deux, vingt-eix... Donc 
vingt-six hommes en tout. 

— Nous les aurons, affirma Leduc. 

— Avez- vous des balles, des fusils ? 



Les Bihaud 161 



— Nous on avons et nous en aurons. 
— Cette nuit ? 
— Cette nuit 
— Alors, si... 

" Ce sont les ^^patriotes"^ 

** Qui vont bientôt danser, 

*' S'ils avaient dlajugeotte 

** Ils iraient tous s' cacher. 

*' Lui a longtemps que je {aime, 

" Jamais je ne t'oublierai. 

Ce couplet, éclatant en fanfare soudaine 
devant l'auberge, coupa net la convei'sa- 
tion. 

Chacun reconnut la voix épouvantable 
de Pitre Lajoie et écouta. 

Celui-ci continua sa chanson encore 
plus discordante, par cet air de ** Claire 
fontaine " qu'il lui donnait, que par les 
rimes elles-mêmes : 

Quand toutes les baïonnettes 
Reluiront demain matin, 

15 



162 Les Rihaud 



Viger croqua son tuyau de pipe. 

Le capitaine en tête 
Son grand sabre à la main. 
Lui a longtemps que je t'aime 
Jamais je ne t" oublierai. 

Comme Viger ouvrait la bouche pour 
lâcher un juron de colère... — Chut ! fit 
le docteur Eibaud. 

Pitre, déjà loin, avait repris : 

bien difficile 

De leur f air peur, allez 

Malheur à l'imbécile 

Qui voudra Is' arrêter. 

Lui a longtemps que je t'aime 

Ja 

Il n'acheva point. Et, comme si une 
main puissante l'eut subitement étranglé, 
son "ja" parut bien plutôt râlé que 
chanté. 

Viger, qui se retenait depuis cinq mi- 



Les Rihaud 163 

nutes pour ne pas éclater, s'était levé en 
fureur : 

— De leur faire peur ?... de leur faire 
peur? Damnation ! Allez demander à Er- 
matinger, si ça en fait des enjambées, ces 
grandes pattes d'Anglais. 

Marchessault était debout, lui aussi. 

—C'est bien '* demain matin **, deman- 
da-t-il, qu'il a gueulé cet animal-là, dans 
sa chanson, n'est-ce pas ? 

— Oui, oui, répondirent-ils. 

— Alors, il n'y a pas de temps à per- 
dre... Ainsi, c'est entendu, vingt-six fusils, 
vingt-six hommes, de la poudre, des balles 
plein vos poches... de la chance... et du 
courage je n'en parle pas. Allons, bon- 
soir, messieurs, et vive la liberté ! 

— Vive la liberté I répondirent quatre 
voix. 

Le vieux docteur Eibaud n'avait rien 



164 Les Ribaud 



dît, lui ; il songeait. Il songeait à quelque 
chose qui lui plaisait sans doute, car son 
œil réjoui brillait singulièrement. 

C'est qu'il caressait un plan, le doc- 
teur. 



IX 



AIME-LE, MADELEINE 

— Au nom de mes cheveux blancs, 
m*a-t-il dit... au nom de ton père, je te le 
défends... C'est vrai... François peut par- 
ler ainsi au nom de mon père... il en a le 
droit, lui qui a blanchi au service de ma 
famille, qui lui a donné tout son dévoue- 
ment, tout son cœur, toute sa vie,... qui 



166 Les Rihaud 



m'a tenue pqtite sur ses genoux, et que 
grande je respecte et je vénère encore... 
et je n'irai pas. 

— Je n'irai pas, c'est bon. François, au 
nom de mon père, dont il connaît le carac- 
tère rigide et orgueilleux, ne veut point 
que j'aille humilier l'orgueil de mes com- 
patriotes et de ma famille devant un offi- 
cier anglais, c'est bon, j'accepte et suis 
prête à obéir. Mais, auparavant, il faut 
que Dieu fausse un miracle ; il faut qu'il 
m'arrache du cœur l'amour qu'il y a 
laissé entrer et s'enraciner, comme il faut 
qu'il arrache du cœur de Percival l'amour 
qu'il a pour moi. 

Autrement, si je devais l'aimer quand 
même, s'il allait m'aimer encore lui 
aussi, je sens que je n'aurais jamais la 
force de refuser de le suivre, même enne- 
mi, même meurtrier des miens, et que, 



Les Eihaud 167 



sur seulement un signe de sa main, j'irais 
à lui, dans ses bras, et il est de mon 
orgueil, de mon honneur aussi, à moi, que 
je n*aie pas à rougir devant ma conscience 
d'une pareille indignité. 

— Oui, il faut que Dieu m'accorde ce 
miracle. 

Et Madeleine, très vite, comme pour 
s'étourdir et ne pas reculer devant sa 
propre détermination, s'enveloppa dans 
un manteau long et épais et prit la route 
de l'église de son village. 

Derrière une rangée de vieux sapins en 
cône sentant la résine, au milieu d'un 
bosquet d'érables dont les branches fai- 
saient des stries irrégulières sur les mu- 
railles, elle l'aperçut bientôt. 

Retirée du chemin, discrète, presque 
timide, elle ne pointait pas vei'S le ciel, la 
petite église, de ces clochers orgueilleux 



168 Les Bihaud 



et luisants, mais un humble petit cloche- 
ton fenestré à travers lequel les volées 
des cloches faisaient alternativement des 
jours et des ombres. 

Sous les rebords du toit, les hirondelles 
et les moineaux avaient bâti leurs nids ; 
ils y picoraient, dans un gazouillis frater- 
nel, des débris de mortier effrité, se dispu- 
taient en piouittant les brins de mousse et 
de lichen séchés aux fentes des lézardes, 
becquetaient les gouttes d'eau aux gout- 
tières. 

Ils étaient là abrités, nourris et abreu- 
vés. C'était tendre et naïf, doux et bon. 
On y sentait la Providence. 

Vrai, l'église de Chambly ressemblait à 
son curé, Tabbé Michaudin. Il y a parfois 
de ces ressemblances singulières entre 
rhomme et la chose. 

Car, de l'avoir vu tant de fois et depuis 



Les Eibaud 169 



si longtemps, Texcellont homme, se pro- 
mener, son bréviaire à la main, sous les 
vieux sapins, fouler les feuilles mortes 
avec un froufrou de soutane, saluer les 
passants d'un bon sourire, il semblait que 
sa physionomie débonnaire avait déteint 
sur Téglise 

Et ils avaient ainsi vieilli tous deux, se 
couvrant, l'un de cheveux blancs, l'autre 
de mousse ; leurs voix s'étaient fêlées 
dans les mêmes appels ; et les éraillures de 
la soutane du curé n'étaient que de la 
franche sympathie envers les fissures du 
toit de l'église. 

Rien n'est grand, ri on n'est solennel 
comme une humble église de campagne. 
Et, devant ces murs froids et nus qui 
inspirent en entrant des pensées qui ne sont 
déjà plus de la terre, Madeleine ressentit 
une impression jamais reçue auparavant, 



170 Les Eibaud 



comme une sensation d'abandon irrémé- 
diable. La lourde porte, violemment re- 
fermée d'elle-même avec un fracas qui 
courut en échos le long des voûtes aux 
cintres surbaissés, lui fit peur aussi, et elle 
se jeta, écrasée plutôt qu'agenouillée, dans 
une banquette. 

Quel calme, quelle solitude mystérieuse 
pour prier 1... sans entendre bruire même 
un bouffle. 

Madeleine leva son regard chargé do 
suppliante douleur vers la petite lampe 
du sanctuaire qui clignotait, au fond... 
sans bruit. C'est la lampe qui veille tou- 
joui*s, la lampe qui perce de ses rayons 
les consciences les plus sombres ; c'est la 
lampe qui éclaire les âmes ballottées dans 
la nuit; c'est la lampe qui chasse les ténè- 
bres devant les désespérés de la vie ; c'est 
la lampe qui découvre aux meurtris de la 



Les Bihaud 171 



route à ceux qui se sont déchirt^s, écor- 
chés, aux ronces et aux cailloux du che- 
min, les véritables clartés, et Madeleine 
était venue s^adresser à elle. 

— Faites, mon Dieu, dit-elle, que Perci- 
val... 

Elle reprit^ avec un soupir : 

— Faites, mon Dieu, que Percival ne 
m'aime plus ; faites aussi en même temps 
que je n'aime... 

Elle s'arrêta, terrifiée. 

— Non... non... je ne le veux pas, je ne 
le veux pas... je ne le pais pas non plus. 
Lui, ne plus m'aimer, c'est bon ;... mais 
moi, ne plus l'aimer... Non, mon Dieu, ne 
me l'accordez pas ;... ne m'écoutez pas... 

Et elle cacha ses yeux sous sa main, 
pour ne pas voir la petite lampe qui bril- 
lait toujours, là-bas... Elle avait peur. 



172 Les Rihaud 



maintenant, que Dieu n'eût entendu sa 
prière. 

Comme toutes les femmes, Madeleine, 
dans son grand cœur, était prête à se 
sacrifier... Ne plus être aimée...elle l'accep- 
tait, puisque toute la douleur n'aurait été 
que pour elle ;...mais elle, ne plus Taimer... 
Il lui sembla que c'était le faire souffrir, 
qu'elle voyait le regard de reproche de 
Percival douloureusement fixé sur elle... 
et elle ne se sentait pas la force de dire : 
je ne veux plus t'aimer. 

En même temps, la petite porte grillée 
qui reliait, à gauche de Tau tel, le sanc- 
tuaire à la sacristie, s'ouvrit devant Tabbé 
Michaudin. 

Il était quatre heures. L'heure où le 
vieux curé venait faire, en ces jours de 
deuil do novembre, son oraison habituelle 
en souvenir de ses ouailles disparues. 



Les Rihaud 173 



Il s'agenouilla, pria quelques instants 
en prosternation, puis se relevant bientôt, 
il s'avança vers Madeleine et s'assit à côté 
d'elle. 

— Tu as du chagrin, dit-il... Je t'ai 
longuement regardée à travers la grille 
et j'ai remarqué combien tu étais souf- 
frante et attristée... Voyons, dis-moi, à 
moi ton vieux curé, ton vieil ami, pour- 
quoi tu as cette tristesse,... pourquoi tu 
es ici ? 

— Je venais demander à Dieu un mi- 
racle. 

— Un miracle ? Madeleine... 

— Est-ce qu'il ne s'en fait pas ? 

— Mon Dieu, oui... non... oui,... encore 
faut-il que ceux qui les demandent soient 
de grands saints... 

— Et je ne suis pas une grande sainte, 
n'est-ce pas ? 



174 Les Elbaud 



— Je ne dis pas non, Madeleine... mais 
enfin, ne compte pas trop sur ton mira- 
cle... 

— Oh ! que je suis contente!... j'avais 
peur de l'obtenir, maintenant... 

— Mais quel est donc ce miracle qu'on 
demande et qu'on est heureux ensuite de 
ne pas obtenir ?... Tu me dis des choses, 
Madeleine... 

Et Madeleine, hésitante devant l'aveu 
qu'il lui fallait faire, fixa un regard pensif 
et vague sur une maquette du petit 
chemin de croix qui ornait les murs de 
l'église et elle n'ajouta pas un mot. 

— Je me doute de quelque chose, reprit 
le curé... Les jeunes filles ne demandent 
ainsi des miracles que quand elles aiment... 
N'aimes- tu pas un peu, Madeleine ? 
ajouta-t-il avec un bon et fin sourire... 
n'ai mes- tu pas un peu ?... 



Les Eibaud 175 



— Oui, j'aime, répondit-elle franche- 
ment , contente cette fois de mettre son 
cœur à nu, non seulement un peu, mais 
beaucoup, mais trop... et c'est cet amour 
que je voulais rompre... que je venais de- 
mander à Dieu, dans votre petite église, de 
briser au moyen d'un miracle. 

— Et tu crois qu'il faille un miracle 
pour ça, mon enfant ? 

— Il en faut un. 

— Et pourquoi d'abord vouloir briser 
ton amour ? Est-il donc si honteux ? 
Est-il donc si déshonorant cet amour ? 

— Ah I monsieur le curé, c'est déjà un 
miracle que je vous aie rencontré, ici, 
seul, sous le regard de Dieu, et vous allez, 
de votre cœur et de votre main, mo 
tracer ma route... Je me sens si perdue, 
fii bouleversée... 

— Qui aimes-tu donc, Madeleine ? 



176 Les Bibaud 



Elle, sans hésiter : 

— J'aime le capitaine Percival Smith, 
monsieur. 

Le vieux curé le savait, ah ! le savait 
mieux qu'elle, peut-être même avant elle. 
Et, comme il ne disait rien, Madeleine 
reprit : 

— Le connaissez-vous ? 

L'abbé Michaudin se reportant subite- 
ment d'esprit à quatre années auparavant, 
à rile Yerte, répondit : 

— Oui, je l'ai déjà vu. 

— C'est mal de l'aimer, n'est-ce pas ? Je 
sens qu'avec votre cœur de patriote et de 
Français, vous allez me condamner, vous 
aussi. 

— Te condamner, Madeleine ?... peut- 
être... Mais auparavant, écoute-moi bien. 
Tu veux que je te trace la route à suivre ; 
quelle qu'elle soit, la suivras-tu ? 



Les Bibaud 177 

— Grand Dieu !... la suivre... la suivre 
quand même, la suivre quelle qu'elle 
soit, la suivre si elle devait mo conduire 
d'un côté et lui de l'autre... Le pourrais- 

— Tu le pourras, Madeleine, si tu es 
bonne. 

— C'est bien, je vous le promets... C'est 
que je m'en étais tracé un chemin, proba- 
blement bien différent de celui que vous 
allez m'indiquer... un chemin qui me con- 
duisait au Fort, aux pieds de Percival... 
J'avais pris la résolution d'aller lui de- 
mander, au nom de notre amour mutuel, 
de ne point se battre demain contre mes 
compatriotes... car ils vont se battre, 
monsieur le curé... 

— Je le sais. 

— ...de ne point commander ses soldats 
dans la bataille contre les nôtres... et 

16 



1*78 Les Ribaud 



François, au nom de Torgueil national, 
au nom de mon père, m'a défendu de le 
faire. La fierté de sa race et de la mienne 
lui donnait peut-être le droit de me con- 
seiller ainsi, mais est-ce que la fierté de 
mon amour, de mon amour plus grand 
que tous les orgueils réunis, est-ce que 
la fierté de ma conscience ne me comman- 
dait pas aussi à moi d'empêcher qu'il y 
eut du sang entre Percival et moi ?... Et 
cependant j'avais résolu d'obéir à l'ordre 
de François, de subordonner mon amour 
à l'orgueil de mon père et j'étais venu 
demander à Dieu de briser par miracle 
cet amour ; mais, mon bon curé, quand 
j'ai voulu ouvrir la bouche, je ne me suis 
pas senti la force... pas seulement la force 
d'aller plus loin. 

— Tu es une noble jeune fille, Made- 
leine... mais il ne faut pas que la sincérité 



Les Rihaud 179 



de ton cœur s'abuse sur les sentiments 
de ton père. Il ne faut pas qu'un seul 
mauvais souflie effleure ton âme et rape- 
tisse à tes yeux le caractère pourtant si 
beau de ton père... Son orgueil, dis-tu? 
T'a-t-il jamais rien dit, Madeleine ? 

— Non, jamais, et ce n'est que d'hier 
que je me représente tout ce qu'il y avait 
de reproches muets sur sa figure. 

— Ah 1 ces reproches muets, si tendres et 
si doux que c'étaient encore des caresses, 
ces reproches muets si longtemps refoulés 
au fond de son cœur... sois forte, Made- 
leine, je dois t'en apprendre la véritable 

raison. 
Le vieil abbé avait calculé le coup qu'il 

allait porter j mais l'amitié sincère, l'ad- 
miration sans borne qu'il avait pour son 
ami le docteur, ne l'avaient pas laissé hé- 
sitant une minute devant cette chose 



180 Les Rihaud 



navrante qu'il venait de constater : une 
enfant qui met sur le compte d'un excès 
d'orgueil tout ce qu'il y a de tendresse 
généreuse, de dignité admirable et fière 
dans le cœur de son père. Et cette enfant, 
c'était Madeleine, ce père, le docteur 
Eibaud. 

Le bon vieux curé s'approcha douce- 
ment de Madeleine. 

— Tu m'as dit que tu Taimais bien n'est- 
ce pas, ton capitaine ? 

— Si je l'aime !... Pourquoi me le faites- 
vous répéter ? 

— Alors, tant mieux, se murmura tout 
bas le curé, puis tout haut, il reprit : 

— Ah ! je ne t'aurais jamais dit, Made- 
leine, ce que je vais t'apprend re, mais il 
me faut te convaincre que ce n'est pas par 
excès d'orgueil ni uniquement à cause 
de ses antipathies de race que ton père te 



Les Bibaud 181 



paraît sévère... C'est que tu ne sais pas 
que son père à lui, le général Ribaud, — 
ton grand -père à toi— est mort pour la 
défense de son pays dans un combat 
contre les Anglais. Crois-tu qu'il ne de- 
vait pas sentir quelque chose contrister 
son cœur, blesser sa piété filiale en te 
voyant aimer justement un ennemi de sa 
race et de sa famille ?... C'est que tu ne 
sais pas non plus que ce pauvre Gabriel, 
que tu pleures, que nous pleurons, dont 
nous étions si orgueilleux, n*a pas été tué 
dans un accident de chasse, selon qu'il t'a 
été dit, mais qu'il est mort, lui aussi, 
sous une balle anglaise, dans un duel où 
Percival Smith était l'un des témoins de 
son adversaire... Compare maintenant, 
Madeleine, ton orgueil et ton amour à 
l'orgueil et à l'amour de ton père... 
Mais, celle-ci n'écoutait plus. Elle était 



182 Les Eihaud 



restée immobile, insensible, oppressée à en 
mourir sous le coup de ces révélations 
inattendues. 

Gabriel tué... Gabriel, dont le souvenir 
ne la quittait jamais, tué... et elle s'ima- 
gina qu'elle aimait presque son meurtrier. 
Elle sentit qu'il se brisait quelque chose 
dans son cœur... Il lui monta aux lèvres 
une suppliante invocation où se traduisait 
tout son désespoir, tout le bouleversement 
de son âme. 

— Mon pauvre curé, soupira-t-elle, si 
vous saviez, si vous compreniez combien 
je suis malheureuse. 

— Jamais je ne t'aurais appris ces 
choses, reprit le curé en lui tenant les 
mains dans les siennes, mais ma pauvre 
Madeleine, c'était mon devoir de le faire 
et tu en serais morte que je n'aurais pas 
reculé. Il vaut peut-être mieux que tu 



Les Ribaud 183 



souffres... la souffrance aussi grandit 
l'amour. 

— G-randir mon amour !... Mais c'est le 
briser, Tanéantir qu'il faut... Je me fais 
horreur à moi-même ; j'ai honte ; je me 
représente le sentiment général de mépris 
que je dois soulever autour de moi ; et 
quand, réalisant tout ça, je veux me raidir 
pour y échapper, un nom, un seul nom 
me traverse l'esprit et je me sens vaincue, 
écrasée... Ah 1 si vous compreniez ce que 
c'est, mon bon curé, que d'aimer. 

Celui-ci resta un instant rêveur. 

— Je comprends, va, Madeleine... N'as- 
tu jamais songé que j'ai été jeune comme 
toi ; que je n'ai pas toujours porté cette 
soutanelle de deuil ? J'ai rêvé moi aussi ; 
j'ai pleuré moi aussi. Mes cheveux n'ont 
pas toujours été blancs ; j'ai eu vingt ans, 
Madeleine, ils sont bien loin, n'est-ce pas 



184 Les Rihaud 



ces vingt ans, mais quand je frappe sur 
mon vieux cœur meurtri, je les fais re- 
naître si vivants qu'il ne me paraissent 
plus que d'hier. Ah I oui, je comprends 
bien. 

Et de la paupière du pauvre curé — 
dont la figure avait pris une expression 
de douce, de suave résignation, sans le 
moindre fiel — une larme jaillit tout à 
coup. 

— Mais alors, si vous comprenez, com- 
ment pourrais-je briser mon amour ? 

— Tu ne le pourras pas, Madeleine, car 
ça ne se brise pas. 

— Que me dites-vous ? 

— Ça ne se brîse pas... et tu dois l'ai- 
mer encore, Madeleine. 

— Vous me conseillez ça, vous, mon 
curé ? 

— Je te l'ordonne aussi. Tu m'as pro- 



Les Rihaud 185 



mis de suivre la route que je te tracerais, 
quelle qu'elle fût. Eh ! bien, aime-le. 
Il est bon, il est généreux, il n*a jamais 
rien fait vis-à-vis ta race ou ta famille qui 
ne lui ait été commandé par son devoir et 
sa propre loyauté de soldat. Il t'aime 
autant que tu Taimes 

Mais... mon père... Gabriel... inter- 
rompit Madeleine. 

— Qu'importe. Aime-le. 

Et le bon curé étendant la main vers le 
sanctuaire où scintillait encore la petite 
lampe : 

— Il y a là quelqu'un, Madeleine, à qui 
il faut toujours obéir. 



17 



AU FOBT 

MadeleiDe était restée longtemps écra- 
sée sous le flot d'idées, de soavenirs ré- 
veillés, de conjectures, que le long 
entretien qu'elle venait d'avoir avec Pabbé 
Michaudin, avait fait naître dans son 
esprit. 

— Il a raison, ça ne se brise pas Ta- 
mour, pensa-t-elle. 



Les Bihaud 187 



Et tantôt consolée, tantôt gonflée de- 
soupirs douloureux, selon les alterna- 
tives de joie amenée par les bons conseils 
du curé, et d'angoisse, presque de re- 
mords, à la pensée de son père et de 
Gabriel, elle quitta l'humble église de 
son village. 

Il était cinq heures, un commencement 
d'obscurité rendait les choses incertaines 
et les embrouillait. Madeleine, toujours 
enveloppée dans l'épais manteau qui la 
couvrait complètement et la rendait mé- 
connaissable, marchait lentement. Sou- 
dain elle aperçut les pierres tombales du 
cimetière qui se dessinaient devant elle, 
toutes blanches, immobiles, tristes, et 
parmi, dans un coin, se découpant sur le 
mur gris de l'église, un humble petit 
mausolé jonché de fleurs et de feuilles 
sèches, entassées là comme par une solli- 



188 Les Rihaud 



citude do mère pour protéger contre 
la neige et les froids de Thiver menaçant 
le cher mort qui y dormait. 

Elle s'arrêta. 

Son regard attendri parut répondre à 
un témoin invisible caché sous la pierre, 
et comme doucement attirée par lui, elle 
alla s'agenouiller un instant au milieu des 
feuilles mortes. Elle fit une courte prière 
qui sembla plutôt un dialogue muet, puis 
elle se releva bientôt, un rayon de douce 
résignation au front, et reprit sa route. 

La maison de son père était située du 
côté gauche de l'église ; après un moment 
d'hésitation à l'encoignure du chemin qui 
y conduisait, elle prit à droite. 

Dès cette minute, sa détermination fat 
fermement prise. Elle irait au Fort, 
seule. Si c'était là s'humilier, elle s'hu- 
milierait ; mais une voix intérieure lui 



Les Bibaud 189 



disait au contraire que c'était se grandir 
elle même, que c'était mettre une au- 
réole à son amour en lui enlevant tout ce 
qui pouvait plus tard devenir un sujet de 
reproche, que c'était aussi protéger sa 
propre dignité en allant exiger de celui 
qu'elle aimait de ne point combattre 
contre sa race. 

Et à grands pas maintenant, le capu- 
chon relevé pardessus la tête pour n'être 
point reconnue, la voilà qui dépasse la 
petite auberge " La Huronne," tourne à 
gauche et prend la route raboteuse et 
inégale, coupée d'ornières parallèles, qui 
mène au Fort, sur le bord du Bassin 
Chambly. 

Dès avant son arrivée, elle entend déjà 
le cliquetis des armes que l'on astique, le 
grincement des baïonnettes ajustées aux 
canons des carabines, des bruits de talons 



190 Les Rihaud 



qui résonnent en cadence sur le pavé des 
salles, des crosses de fusils échappées des 
mains des sentinelles distraites et retom- 
bant avec fracas, tout ce vacarme de 
guerre si épouvantable. 

Mais rien ne Tarrête, Madeleine, jus- 
qu'à ce qu'elle se trouve sous la massive 
porte d'entrée du Fort, en face d'un 
soldat en faction droit et rigide. 

— Est-ce que je pourrais voir le capi- 
taine Smith, lui domanda-t-elle ? 

— Qui doit-on lui annoncer, repondit la 
sentinelle ? 

— Quelqu'un qui désire vivement lui 
parler. 

La sentinelle, sans bouger, héla un 
soldat qui passait et lui demanda d'avertir 
le capitaine Smith que quelqu'un voulait 
le voir immédiatement. 

En attendant, Madeleine fouille de son 



Les JRibaud 191 



regard curieux tout ce qui l'environne, 
les canons qui plongent leur gi*and œil 
noir dans rentrebaillement des meur- 
trières, les tourelles percées de mâchecou- 
lis juchées en sentinelles aux quatre coius 
du Fort, la porte, cette porte faite pour 
résister aux béliers et aux boulets, fixée 
dans Tépaisseur farouche des murailles au 
moyen de boulons et de poutrelles en fer. 

Tout ça, vaguement entrevu, avait un 
aspect si affreux, si brutal, que Madeleine 
éprouva comme un sentiment de douce 
pitié pour ses compatriotes et de mépris 
dédaigneux pour leurs adversaires, en 
face de ce puissant assemblage de choses 
monstrueuses. Il lui vint à l'esprit la repré- 
sentation d'un combat de loups et d'a- 
gneaux. 

Bientôt, elle retint son souffle, le pas 
fier de Percival venait vers elle. 



192 Les Ribaud 



— YouB ici, s'exclama le capitaine avec 
un frisson dans la voix, la reconnaissant à 
peine sous son large manteau,.. Vous ici 
mademoiselle ? 

— Moi ici, reprit Madeleine avec une 
solennelle émotion. . 

— Yenez, ajouta-t-il, simplement. 

Le capitaine, qui sentait battre son cœur 
plus fort qu'en face d'une bataille, l'en- 
traîna au milieu du Fort, loin des oreilles, 
sur cette large place sans toit, sans plan- 
cher, où le terrain, si souvent battu des 
talons des soldats en exercice, avait pris 
la dureté de la pierre. Il y avait là, au 
centre de ce parallélogramme resserré 
entre les bastions du Fort, une citerne 
surmontée d'un poteau ; à côté du poteau, 
un vieux canon rouillé, entre ce canon et 
ce poteau, un banc rustique. 

Ils s'assirent tous deux. 



Les Bihaud 193 



— Que venez-vous faire, Madeleine, de- 
manda anxieusement Percival ? 

— Je suis venue vous donner un ordre, 
peut-être plutôt vous demander une grâce, 

je ne sais je suivrai les sentiments de 

votre cœur. 

Puis, sans arrêt, elle continua : 

— Vous devez vous battre demain, n'est- 
ce pas ? 

Percival resta interloqué et hésitant. 

— Pourquoi me demandez-vous ça, Ma- 
deleine ? 

— N'importe. Eépondez-moi, je vous 
prie ; je n'ai qu'un moment. Devez-vous 
vous battre demain ? 

— C'est possible... j'en ai peur. Los 
Canadiens sont en révolte ouverte, à 
Saint-Charles, et comme nous avons reçu 
ordre de nous y rendre... peut-être serons- 
nous forcés de combattre. 



194 Les Bihaud 



— Ecoutez-moi, Percival, dit-elle avec 
un pénible chevrotement d'angoisse dans 
la voix, est-ce que j'occupe assez de place 
dans votre cœur pour que je me permette 
d'exprimer un désir ? 

—En doutez- vous? Ne vous ai-je pas 
assez évidemment prouvé tout mon dé- 
vouement, ma sympathie,.., tout mon 
amour ? achova-t-il tout bas. 

Eh bien ! si tout cela est vrai... est 
vrai — et ses jambes se fléchissaient 
sous elle comme pour une génuflexion — 
ah ! mon Dieu... non... vous ne vous 
battrez pas... vous ne vous battrez pas. 

— Que dites- vous ? 

— Vous ne vous battrez pas, reprit 
gravement Madeleine... Elle se redressa, 
son regard brûlant fixé sur Percival. 
Mais vous ne savez donc pas jusqu'à quelle 
profondeur vous êtes entré dans ma vie, 



Leè Bihaud 195 



quelle force irrésistible m'a constamment 
poussée vers vous ?... J'ignorais alors ce 
qu'il y avait entre vous et moi, entre ma 
race et la vôtre; je le sais aujourd'hui... 
J'ai voulu demander à Dieu le courage 
de vous oublier... je n'ai pas seulement 
pu ouvrir la bouche 

Elle s'affaissa, écrasée sous son émotion. 

— M'oublier ?... Madeleine I... m'ou- 
blier ?... 

— Oui, j'ai désiré vous oublier, vous 
arracher de mon cœur, vous, votre nom, 
votre souvenir ; mais la même irrésistible 
force m'a bientôt ressaisie et m'a poussée 
de plus en plus près de vous. Alors, j'ai 
foulé tout amour-propre à mes pieds et 
je suis venue, sans honte, vous crier mon 
amour et vous supplier en son nom de 
ne point vous battre demain. 

~Ciel I Que me demandez-vous, Made- 



196 Les Rihaud 



leine ? Vous savez bien que mon devoir 
me défend de vous obéir, même de vous 
entendre. 

— Mais puisqu'il faut que je vous aime... 
puisque mon cœur en est déchiré de cet 
amour, et Madeleine tendait ses mains 
comme dans une invocation suprême de 
prière,... si vous m'aimez aussi vous- 
même, ne sentez- vous pas un autre devoir, 
plus impératif que toutes les lois de la 
discipline et qui nous fait un point d'hon- 
neur, à vous, de ne pas verser le sang de 
mes compatriotes... à moi, de mourir, de 
mourir plutôt que d'accoler à mon amour 
la honte de trahir mon sang et ma race ? 
car, n'est-ce pas déjà une trahison que de 
vous aimer ? 

— Madeleine ! 

— Ah ! je ne viens point vous dire do ne 
pas exposer votre vie en vous dérobant 



Les Rihaud 197 



au danger ; — en aurais-je la pensée que je 
n'oserais jamais Texpriraer devant vous — 
mais ce que je demande, ce que je réclame 
à genoux pour moi, pour ma dignité, 
pour mon orgueil si vous le voulez, c'est 
que vous n'alliez pas tirer votre épée 
contre les miens... Je veux m'éviter à 
vos yeux jusqu'à l'ombre même d'un 
mépris possible, . . . car méprisé . . . l'amour 
que l'on offre tache et déshonore môme 
celui qui en est l'objet. 

— Mon Dieu I Madeleine, que me pro- 
posez-vous ?... que faire ? J'en ai le ver- 
tige. 

— Je ne sais, moi, je suis folle, j'ai la 
tête perdue, mais il me semble... 

— Yous ne voulez pas que je faillisse à 
mon honneur de soldat, que je sois traître 
à mon... 

— Traître... Sa phrase s'était figée sur 



198 Les Ribaud 



ses lèvres... Traître, pas ce mot, Perci- 
val ; il me brûle... Non, je vous veux 
franc, je vous veux loyal, je vous veux 
brave... mais je vous veux généreux, 
aussi. 

Le capitaine réfléchit longuement. 

— Franc, loyal, brave,... généreux,... 
se murmura-t-il... C'est bien, Madeleine, 
s'il y a moyen d*être tout ça, je vous 
obéirai. 

— S'il y a moyen ?... Mais il faut qu*il 
y ait moyen... Je ne sais lequel, moi,... 
mais... Ah 1... c*estque, voyez- vous, nous 
autres, femmes, nous no connaissons pas 
sur terre d'obstacle invincible. Nous ne 
savons pas raisonner. Quand même cons- 
cientes de la tuerie, dès que notre amour 
nous commande, nous allons. 

— Vous me voulez brave, Madeleine, 
vous me voulez loyal ; mon grade d*offi- 



Les Rihaud 199 



cier me le commaDde aussi ; car il me 
faut donner l'exemple à mes compagnons 
d'armes. Je ne suis pas simple soldat, 
moi, voyez- vous, c*est Tépée de capitaine 
que j'ai à manier, c'est le commandement 
que... 

— Grand Dieu, c'est encore plus affreux, 
gémit Madeleine toute pâle, et elle avait 
saisi dans une crispation de noyée la main 
de Percival comme pour le retenir pri- 
sonnier à son côté et lui arracher son 
épée... Non, vous n'irez pas, vous ne 
pouvez pas aller ordonner le massacre 
des miens... Pour échapper à ce malheur, 
est-ce que votre cœur, Percival, ce cœur 
qui m'appartient, dites-vous, ne vous 
indiquera pas un moyen qui sera en même 
temps loyal pour vous et honorable pour 
moi ? Oh ! cherchez, cherchez bien. 

— Je chercherai, dit Percival. 



200 Les Rihaud 



— Oh ! que vous êtes bon, murmura-t- 
elle, et toute convulsionnée de soupirs, 

elle tomba écrasée sur son banc. 

* 

— Maintenant,écoutez, Madeleine. Dans 
votre demande, je reconnais toute la fran- 
chise de votre âme, toute la délicatesse 
et la dignité de votre cœur ; ces senti- 
ments si nobles m'ont ému et je vous ai 
écoutée comme j*aurais écouté ma mère. 
Oh ! elle seule pouvait se permettre de 
me parler comme vous m'avez parlé, 
sans provoquer de révolte de ma part; 
car si je suis profondément entré dans 
votre vie, Madeleine, vous avez absorbé 
la mienne toute entière. Depuis que 
je vous ai vue le long dé ma route, 
je n'ai regardé qu'un jalon : vous ; une 
fée, toujours la même, est venue cons- 
tamment illuminer mes rêves endormis 
ou éveillés, marcher à mes côtés dans 



Les Hibaud 201 



mes promenades, doubler le son de 
ma voix dans mes commandements mi- 
litaires ; cette fée, c'était vous, toujours 
vous Madeleine, et de vous aperce- 
voir tout à coup, près de moi, ici, dans 
le Fort, si j'en ai été ému, je n'en ai 
pas été surpris, depuis si longtemps 
que je vous vois, que je vous parle, 
que je vous interroge, que je ris et pleure 
avec vous. Et cependant, vous avez voulu 
m'oublier, Madeleine, dites-vous ? Plus 
de lendemain à cotte vie, plus de rêves, 
plus de bonheur, plus rien qu'un nom, 
**Madeleine," enfermé aii plus profond de 
ma pensée, que je n'aurais jamais pu arra- 
cher, que je n'aurais même pu prononcer 
sans douleur et qui serait resté là comme 
une brûlure éternellement cuisante. Oh ! 
alors, comme mes calculs de demain au- 
raient été. ce soir, bien différents. Comme 

18 



202 Les Eihaud 



je me serais battu joyeusement, follement, 
sans aigreur, sans colère vis-à-vis de mes 
ad Versailles, sans doute, mais bien déter- 
miné à me faire tuer. 

— Ne dites pas ça, Percival, je vous en 
supplie. 

— Non, je ne le dis plus, Madeleine ; 
j'ai d'autres pensées en mon âme ; je veux 
maintenant un lendemain, un éternel 
lendemain, où le rêve s'évanouira pour 
faire place à la réalité ; où la fée sera 
remplacée par vous, par toi, Madeleine... 
Yeux-tu qu'il existe ce lendemain, Made- 
leine ?... Dis, le véux-tu. 

Madeleine se sentit bercée dans un dé- 
licieux engourdissement de sa pensée. 
Elle n'osait se ressaisir ; car il lui était re- 
venu encore au fond de son cœur, déjà si 
souvent secoué par des ravissements sem- 
blables, quand elle échafaudait ses illu- 



Les Eihaud 203 



sions et ses projets imaginaires, ce même 
je ne sais quoi d^nexorable— où se mêlait 
le regard navré de son père — qui l'avait 
toujours terrifiée et qui avait sans cesse 
brisé ses rêves commencés. 

JElle entendit do nouveau, comme de 
très loin cette fois, la voix tremblante de 
Percival qui répétait : Yeux-tu, Made- 
leine ? 

— Si je veux ?... Mon cœur, ma vie 
t'appartiennent. Je. te les avais donnés 
bien avant que tu ne me les demandasses. 

— Et si ton père, Madeleine... 

— Garde-les, Percival... mon cœur, ma 
vie, garde-les... Je n*ai rien à reprendre 
de ce que mon amour t'a donné. Tout 
devait me détourner, m'éloigner de toi ; 
tout m'empêchait de penser même à ton 
nom, et cependant celui-ci s'est imprimé 
dans mon âme en lettres de feu ; je 



204 Les Ribaud 



verserais en vain toutes mes larmes pour 
réteindre... Crois-tu que ça se rencontre 
deux fois et par hasard cet irrésistible 
besoin d*aimer ?... Oh ! oui, garde-les... 
garde-les bien Percival. 

— Ah ! je comprends ce que je te de- 
mande. Quand j'eus sondé la profondeur 
de l'abîme qui nous séparait et qu'à cause 
de ton ignorance je te poussais à franchir 
inconsciemment, j'ai eu peur ; j'ai cherché 
à lutter, non pour moi, mais pour toi, et 
je n'ai pas pu ; il était trop tard, je 
t'aimais déjà comme je t'aime aujourd'hui. 

— C'est bon, cela me suffit, répondit- 
elle, moi aussi je t'aime. 

Et sur ses grands yeux, noyés d'amour, 
de larmes, de tristesse, de bonheur mêlés, 
elle sentit avec extase se poser les lèvres 
brûlantes de Percival. 

L* Angélus tinta. 



Les Ribaud 205 



— Six heures... comme il fait sombre... 
Non, non, ne m*aecompagnez pas s'il 
vous plaît, restez... je ne veux pas, non, 
restez. 

Elle fit quelques pas pour s'éloigner, 
puis hésitante un moment, le cœur gros, 
elle revint subitement vers Percival : 

— Ah I dis-moi encore que tu m*aimes ? 

— Si je t'aime... 

Cette fois Madeleine s'enfuit en grande 
hâte par l'unique porte du Fort et dispa- 
rut bientôt. 

Percival était de son côté resté tout 
rêveur, tout ému et de l'engagement so- 
lennel qu'ils venaient tous deux, Made- 
leine et lui, de sceller, et de cette pro- 
messe, — non moins solennelle, non moins 
grave pour sa conscience toute d'honneur 
et de loyauté — qu'il avait faite, de ne 



206 Les Rihaud 



point se battre contre les " patriotes," le 
lendemain. 

Cette promesse le laissa débattre dans 
un dilemme et il se mit à errer comme 
un noctambule dans les corridors humides, 
les salles des officiers, autour des canoBS 
béants, sur les remparts, tandis que la 
petite cloche de Téglise continuait, après 
Tangelus, à tinter tristement le glas quo- 
tidien de ce mois de novembre, en sou- 
venir des morts. 

— Franc, loyal, brave, généreux, mur- 
mura- t-il... Gomment puis-je être tout ça 
vis-à-vis Madeleine et " les patriotes " 
sans manquer à l'honneur ? A moins 
que ce glas ne sonne pour moi demain ? 
Oui... en me faisant tuer tout simplement, 
sans me défendre... à la tête de mes 
soldats. 

Mais en même temps, le lendemain, si 



Les Rihaud 207 



beau, si suave qu'il avait rêvé, qu'il avait 
demandé, que devenait-il ?... Devait-il se 
condamner à ne plus Tespérer jamais et à 
briser du môme coup le cœur de Made- 
leine, maintenant sa fiancée I Et le dilemme 
où il se perdait devenait de plus en plus 
compliqué. 

Un ami dans toutes les circonstances 
pénibles de sa vie militaire, Pavait tou- 
jours encouragé, soutenu de son bras et 
de sa sympathie constante, avait applaudi 
à ses succès, comme consolé dans ses 
revers, c'était Archie Lovell, le porte- 
drapeau du régiment. 

Avant d'être porte-drapeau, Lovell 
avait été capitaine do la deuxième com- 
pagnie des Voltigeurs qui combattit si 
vaillamment à Châtcauguay. Il s'en 
souvenait encore de ce combat glorieux 
où ils avaient lutté, un contre vingt j 



208 Les Rihaud 



tantôt couchés à plat ventre, tantôt 
derrière les buttes de terre, les troncs 
d'arbres, se faisant écraser plutôt que de 
reculer. Il en parlait : Ce pauvre Ferguson 
qu'il avait reçu dans ses bras, de Sala- 
berry debout sur une souche, le grand 
Américain qui leur avait crié : rendez • 
vous... Ah ! oui, guette, on va se rendre, 
là... S'il s'en souvenait... et il montrait 
son bras droit, ankylosé maintenant, 
qu'il avait alors rapporté de là, mutilé, 
fracassé. 

On lui avait offert une pension de re- 
traite à ce brave Archie ; il en avait été 
indigné et attristé. 

— Comment ?... à cause de mon bras... 
plus bon pour manier Tépée... Des capi- 
taines estropiés au combat, on n'en veut 
plus ; il faut maintenant des officiers qui 
mettent leur peau à l'abri, qui se con- 



Les Rihaud 209 



servent intacts et chics... c'est bon ; mais 
j'ai encore mes deux mains solides, 
allez ; qu'on me donne le drapeau, au 
moins ! 

Et on lui donna le drapeau, qu'il avait 
depuis lors, — un quart de siècle, — 
orgueilleusement gardé. 

Rien de surprenant que cette nature de 
feu se soit sentie attirée par la fermeté, la 
loyauté du caractère de Percival. Il lui 
semblait que ce qu'il avait perdu, c'était 
lui qui le gagnait ; les succès qu'il avait 
manques, c'était lui qui les aurait et il se 
consolait ainsi. 

Percival était allé trouver son vieil ami 
pour lui faire connaître Tagitation de son 
âme et lui demander conseil, en même 
temps, sur la conduite à tenir. 

lia situation franchement, ouvertement 
définie, le vieux porte-drapeau toussa 

19 



210 Les Rihaud 



quelque peu, c'était sa manière d'indiquer 
son embarras, et ajouta simplement : 

— C'est grave, Percival. 

— Ai-je eu tort de faire cette promesse ? 

— Celle-ci ne vaut qu'autant que tu 
puisses rester brave et loyal, c'est-à-dire 
fidèle à ta conscience et à ton honneur, 
n'est-ce pas? Alors, ton tort est moins 
grand. C'est ta bonté d'âme, Percival, qui 
t'a conduit dans ce réseau inextricable où 
tu te débats. En guerre, vois-tu, il ne faut 
plus avoir de sentiments en dehors de son 
devoir. Il faut être aveugle, il faut être 
sourd, et comme tu peux en juger, ce 
serait parfois bon d'être muet. 

— Mais je ne suis ni aveugle, ni sourd, 
ni muet... J'ai vu Madeleine, je l'ai enten- 
due, je lui ai parlé. Songes-tu que je pour- 
rais avoir à me reprocher la mort de son 
père, le père de ma fiancée ! Imaginee-tu 



Les Rihaud 211 



bien cette tragique situation : deux êtres 
éperdus d'amour avec ce gouffre éternel- 
lement ouvert entre eux ? Tu n'as jamais 
aimé, toi, que la hampe de ton drapeau, 
et cependant, tu te ferais tuer gaiement, 
plutôt que de Tabandonner à Tennemi 
plutôt que de t'en séparer. 

— Ah ! pardine, oui,... je pense. Il n'y 
a que toi à qui je n'hésite)*ais pas à le con- 
fier. 

— Que dois-je donc faire, alors ? 

— Il n'y a qu'un moyen ; va auprès de 
mademoiselle Eibaud reprendre ta parole. 
C'est un grand et noble cœur, m'as-tu 
dit ? Elle ne voudrait ni d'un lâche ni 
d'un traître, et il faudrait presque que tu 
fusses l'un ou l'autre pour ne pas obéir à 
l'ordre du jour, demain. 

— Certes, oui, reprit Percival, Made- 
leine a un grand et noble cœur ; si grand 



212 Les Rihaud 



et si noble que ce serait le briser et qu'elle 
en mourrait... Moi-même, d'ailleurs,... et 
un soupir violent Tétouffa tout à coup. 

Les deux officiers restèrent silencieux 
et songeurs, en face de ce problème qu'il 
leur fallait résoudre. 

Après un temps, Lovell dit presqu'à 
voix basse et comme en lui-même : 

— J'aurais bien une idée, moi, qui pour- 
rait te tirer de là et qui me ferait beau- 
coup plaisir aussi, mais tu en rirais peut- 
être... 

— Ah 1 non, Lovell, dis ; je suis sûr que 
c'est la bonne, ton idée ; voyons, donne-la 
moi tout de suite. 

— Pas tout haut, par exemple, reprit en 
riant Lovell;... approche ton oreille... 
comme cela, si ça ne te va pas, ce sera 
comme si je ne t'avais rien dit Et il lui 
murmura rapidement une phrase. 



Les Rihaud 213 



Percival le regarda avec des grands 
yeiix étonnés, réfléchit un instant, puis il 
se précipita dans les bras de son ami. 



XI 



DEUX '^PATRIOTES*' 

Lors de la réunion nocturne tenue à 
l'auberge " La Huronne", entre les chefs 
" patriotes " et Marchessault, au cri de 
Vive la liberté I poussé par ce dernier au 
moment du départ, en signe d'adieu, seul 
le docteur Bibaud, perdu dans la trame 
d'un plan qui l'absorbait tout entier, 
n'avait pas répondu. 



Les Rihaud 215 



Il n'était pas patriote à la manière des 
autres, le docteur Eibaud. Car s'il vou- 
lait, lui, défendre ce qu'il considérait 
être l'honneur de sa race, venger sa natio- 
nalité, conserver la liberté des siens, lutter 
pour les principes de justice et ces droits 
sacrés que les gouvernements d'alors 
émieltaîent sans scrupule, un à un, sous 
la dent des francophobes, il voulait encore 
venger son foyer désert, son père mort, et 
étouffer, ah ! étouffer surtout l'amour fatal 
qui avait germé dans le cœur de sa Ma- 
deleine chérie. 

Famille et foyer, c'était un pour lui. 

Et, revenant de l'assemblée, sous le 
coup d'une agitation agréable, comme 
dans l'attente d'un joyeux événement, il 
sentait ses vieilles jambes rajeunies, sou- 
ples à sauter le chemin d'un seul bond. 

Il rentra chez lui, déposa sa canne dans 



216 Les Bibaud 



un coin, écouta un instant; rien ne re- 
muait, excepté peut-être le père François, 
qui, dans sa petite chambre d'à côté, 
poussait un tiroir, faisait craquer un meu- 
ble ; c'était tout. 

Ah ! cette idée caressée, amoureuse- 
ment dorlotée dans son esprit, comme il 
lui sourit, comme il lui parle. Il lui vient 
peut-être momentanément quelques pen- 
sées sombres qui lui mettent un pli au 
front, à certains souvenirs tout à coup 
réveillés, mais il les écarte bientôt, les 
éloigne d'un raisonnement intime qu'on 
voit presque voltiger sur toute sa figure. 

— '*Puis, Gabriel sera si content, il me 
semble." 

A ces mots qu'il murmure, sa déter- 
mination renaît, plus ferme, plus accen- 
tuée, inébranlable. Plus de plis songeurs, 
plus de coins de bouche attristés, et le 



Les Rihaud 217 



docteur, dans son bureau, portes closes, se 
met à manipuler des objets lourds et lui- 
sants, fait fondre, au-dessus de sa lampe à 
alcool, quelque chose dans un creuset, 
pulvérise une matière noirâtre dans son 
mortier, lime, ajuste... 

Ce qu'il fait ainsi, à la nuit, le docteur 
Eibaud, ce qu'il prépare, ce n*est pas une 
drogue, ce n'est pas une opération chi- 
rurgicale non plus. L'histoire de cette 
époque héroïque nous l'apprend. Il four- 
bit ses armes, fond des balles, avive sa 
pierre à fusil, met en ordre tout son ma- 
tériel de combat ; et quel matériel I Ce 
sont là tous les préparatifs que firent les 
" patriotes," ces pauvres grands cœurs, 
volontairement, sans calcul, sous le souffle 
seul de l'héroïsme et d'un dévouement 
sublime, pour lutter contre les canons 
rayés, les baïonnettes luisantes, les gi- 



218 Les Bihaud 



bernes gonflées... pour les vaincre aussi 
parfois. 

Peut-on imaginer ce qu'il leur fallût 
de courage, do résolution inébranlable, 
pour n'être point saisis d'un abattement 
sans retour dans une pareille situation. 

Il était minuit quand le vieux docteur 
eut complété ses préparatifs, frotté son 
fusil au cbamoîs, en eut poli la mire, fait 
jouer la gâchette, compté ses balles... 
quarante-quatre. . . 

Mais quel est donc ce bruit. 

— Es-tu malade, François, que tu ne 
dors pas encore ? 

— Non pas, monsieur... je... je... brosse 
mon veston . . . savez bien . . . 

— C'est bon, François. Je te croyais 
malade... bonsoir. 

Et il rentra dans sa chambre. 

Le lendemain, le vingt-cinq novembre, 



Les Rihaud 219 



il faisait un temps sec et froid. Toute la 
boue, détrempée par les pluies d'automne 
s'était solidement congelée pendant la nuit. 
Les chemins paraissaient pavés de pierres, 
tant le roulement des voitures, à travers 
les ornières, les enfoncements gardés des 
sabots, les mottes de terre durcies, était 
retentissant par ee matin encore inoublié. 

Le docteur Eibaud se leva de bonne 
heure ; il jeta un regard à travers le 
frimas des vitres, parut content, puis 
commanda son déjeuner. 

Il fut presque gai ce petit déjeuner. 
En face de Madeleine, comme pour la dé- 
router, lui enlever jusqu'au soupçon de ce 
qui se passait autour d'elle, de ce qu'il 
préparait lui-même, il parla tout à fait 
détaché, d'un livre à lire, de la mère Ni- 
colle si malade, du temps qu'il faisait. 
Enfin, il allait être débarrassé de ces 



220 Les Rihaud 



chemins informes qui lui démolissaient 
les vertèbres, oh I la bonne gelée. Puis il 
la lutina légèrement sur cette date du 
vingt-cinq : La fête des vieilles filles, tu 
sais... 

Et Madeleine se trouva elle-même dé- 
gagée, rieuse. 

Tout à coup, on reconnut au loin des 
roulements de tambours, des piétinements 
sonores sur la terre gelée, des bruits de 
ferrailles, des fracas de commandements, 
qui parurent d*abord se rapprocher peu 
à peu, se faire plus distincts, puis s'éloi- 
gner de nouveau petit à petit pour s'é- 
teindre tout à fait. 

Ni le père ni la fille ne firent mine 
d'entendre ; sans la moindre curioâté de 
regarder aux fenêtres ; mais à la dérobée 
leurs regards s'étaient mutuellement re- 
cherchés et fuis aussitôt. 



Les Ribaud 221 



— Allons, encore une parade militaire, 
fit le docteur. 

— En effet, il m*a semblé reconnaître les 
tambours, répondit Madeleine. 

—Quand j'étais volontaire, moi, ah ! il 
y a bien de ça quarante ans presque, on 
ne faisait de ces parades publiques qu'aux 
jours de revue, devant le colonel ou le 
général. 

— Est-ce votre ancien fusil de soldat, 
père, que vous avez encore dans votre 
bureau ? 

— Oui, Madeleine, un bon vieux mous- 
quet à qui mon pauvre père en a fait cra- 
cher des balles aux Angl... Tu ne m'atten- 
dras point à midi, Madeleine ; j'ai une 

longue course à faire à Boucherville 

cette pauvre mère Nicolle qui est si ma- 
lade. Où est François ? 

— Me voilà, monsieur, répondit aussitôt 



222 Les Ribaud 



François, en encadrant dans la porte sa 
bonne vieille tête honnête et dévouée. A 
la charrette ou au cabriolet ? 

— Mais t*ai-je dit d*atteler, François ? 

— Non, monsieur, pas encore... c'est 
que je me suis imagine ça... 

— Tu t'es imagine juste... Attelle au 
cabriolet, mon bon François. 

Pendant que celui-ci était à harnacher 
Carillon, le docteur se glissa furtivement 
par la porte de service, jeta un regard 
aux fenêtres de la maison, déposa son 
fusil vous le siège de la voiture et rentra. 

— Bonjour, Madeleine, dit-il, au revoir, 
et pour ajouter cet ** au revoir " si tendre, 
si gonflé de toutes les caresses dont son 
cœur était capable, où il mettait on 
baume particulier, il lui sembla qu'il tirait 
son souffle du plus profond de sa poi- 



Les Ribaud 223 



trine, avec Toppression de commettre une 
lâcheté. 

— Au revoir, père, répondit Madeleine ; 
emmitouflez- vous bien, il fait si froid... 
hâtez-vous de revenir aussi, et avec une 
câlinerîe de petite fille, elle Fembrassa 
gentiment au front. 

Le docteur Bibaud s'arracha avec effort 
à cette douce étreinte. Cette candeur 
confiante, quand il la comparait à ce qu'il 
allait faire, lui causait un chagrin véri- 
table. Pauvre Madeleine, si elle avait 
soupçonné. 

Carillon piaffait déjà comme sous une 
repoussée de jeunesse et stimulé par le 
froid vif il fila allègrement sous la con- 
duite de François. 

A une vingtaine d'arpents de Chambly, 
le chemin qu'ils suivaient bifurque : un 
côté mène à Boucherville, l'autre à Belœil. 



224 Les Rihaud 



Ils prirent celui de Belœil contrairement 
à ce que le docteur avait dit à Madeleine. 

Depuis qu'ils étaient en route, pas un 
mot n'avait été échangé entre eux, moins 
à cause de la distance de serviteur à 
maître qu'à cause des pensées qui les 
obsédaient tous deux. 

Tout à coup l'éclat d'une fusillade, do 
l'autre côté de la rivière Eichelieu, vis-à- 
vis la Pointe Olivier, les tira de leurs 
rêveries. 

A travers un faisceau d'arbres, ils 
purent distinguer les soldats anglais dis- 
séminés le long du chemin ; devant eux, 
on ne voyait qu'un léger nuage de fumée. 
C'étaient les patriotes qui mettaient à exé- 
cution le plan d'escarmouches qu'ils 
avaient réglé la veille. 

Ces coups de feu éclatants, ces petits 
flocons bleuâtres qui dansaient là-bas au 



Les Ribaud 225 



dessus des bouquets d'arbustes, cette file 
d'habits rouges, les reflets des baïonnettes, 
tout ça accentué par le calme et la limpi- 
dité de ce matin de novembre, leur fit, au 
docteur et à François, passer sur la peau 
un frisson d'enthousiasme. 

Carillon lui-même subit une impression 
particulière, car il s'arrêta net, une oreille 
en l'air, au beau milieu du chemin. 

Le docteur et François ne remuaient 
point ; ils écoutaient et regardaient, sans 
l'idée d'avancer. C'est qu'il se passait 
quelque chose de grand, quelque chose de 
tragique aussi ; car, aux premiers coups 
do fusil tirés par les patriotes avait bien- 
tôt répondu le feu plus nounî des soldats 
anglais. 

— Ah ! il leur faudra presque du canon 
pour passer là... C'est Viger et Leduc 
qui les guettent, et, un contre cent, c'est 

20 



226 Les Rihaud 



une proportion qui leur va à ces gail- 
lards, se murmura en lui-même le docteur 
Ribaud. 

Et il refit dans son esprit toute la 
scène : Viger et Leduc à plat-ventre der- 
rière un tronc d'arbre, leurs munitions à 
côté d'eux ; en face, de l'autre côté du 
ravin, devant le pont démoli, un détache- 
ment de soldats qui hésite, tâtonne, cher- 
che à se garer des balles invisibles qui le 
déciment et ne réussit à riposter que con- 
tre des ennemis qui paraissent imagi- 
naires. 

— Allons, François, c'est une jolie musi- 
que, mais nous avons autre chose à faire... 

— Elle m'amuse beaucoup, cette musi- 
que, répondit-il. 

— Oui, elle t'amuse?... mais c'est plus 
joli de loin que de i)rès, je t'assure, mon 
Fi'ançois. 



Les Rihaud 227 



— Cependant, ça me ferait bien plaisir 
de la leur faire recommencer. 

— Toi, François ? 

— ^Moi-même, monsieur, et si vous vou- 
liez... 

— Que ferais-tu ? 

— Vous me laisseriez vous suivre... 
Tous savez que j'ai encore bon œil. 

— Me suivre ?... 

— Oh I je sais bien que vous n'allez pas 
à Boucherville... Les médecins n'ont pas 
besoin d'arme pour tuer leurs patients... 
D'ailleurs, entendez-vous ce bruit métal- 
lique dans la voiture?... c'est votre fusil 
et le mien qui s'entrechoquent. 

Le docteur Eibaud resta tout stupéfait. 

— Serais-tu patriote, François ? 

— Oui, et un bon. Pour être serviteur 
on n'en aime pas moins sa liberté et celle 
de son pays. Cette nuit, pendant que 



228 Les Rihaud 



vous fondiez vos balles, je fondais les 
miennes j pendant que vous fourbissiez 
vos armes, je fourbissais les miennes et je 
pensais à vous demander de me permettre 
de combattre à côté de vous,... jusqu'à la 
fin votre dévoué serviteur. 

— François, tu es admirable... Donne- 
moi ta main ;... c'est un pacte que nous 
faisons. Puisque tu aimes la musique des 
soldats, nous allons la leur faire répéter à 
ton intention. Je connais un point magni- 
fique, vis-à-vis rile aux Cerfs, au sommet 
d'une élévation ; nous nous embusquerons 
là. 

— Oh I comme je vous remercie. 

— Combien as-tu de balles ? 

— Soixante-et-trois. 

— Très bien... Au pas dont nous allons, 
nous aurons une avance d'une demi-heure 
à une heure sur l'arrivée des soldats, à 



Les Bibaud 229 



moins que Viger et Leduc ne cèdent plus 
tôt, ce dont je douterais fort. 

— Une demi-heure, ça suffit, d'ailleurs, 
pour ce que nous avons à préparer de 
retranchement. . . Pourvu que nous ayions 
immédiatement sous la main une chalou- 
pe, un canot, un radeau quelconque pour 
traverser la rivière, nous serons au poste. 

Le docteur Eibaud n'écoutait plus. 

Bientôt, relevant son regard profond 
sur François : 

— Ecoute, François ; j'ai une autre idée 
dans la tête que tu n'as point, toi. Tu 
désires te battre avec ton courage et ton 
patriotisme, moi je veux me battre avec 
ma haine et mon patriotisme : ma haine 
de ])ère, mon patriotisme de citoyen. Il y 
a, parmi les habits rouges que nous allons 
ajuster, un homme que je guette depuis 
longtemps et que je veux tuer. Et je sens 



230 Les Rihaud 



bien que c'est la Providence elle-même 
qui me procure aujourd'hui l'occasion de 
le faire disparaître sans manquer à la 
loyauté ou à l'honneur..» Il faut qu'il 
disparaisse, il le faut... Tu as soixante-et- 
trois balles, j'en ai quarante-quatre ; une 
seule pourrait suffire, peut-être ; qu'im- 
porte, tant que cet homme sera debout, — 
faudrait-il lutter, corps à corps, contre 
tout le détachement, à coups de crosse 
même, si nous n'avions plus de balles^' — 
pas un de nous deux ne doit reculer. Tu 
entends bien ? 

— J'entends bien, monsieur. 

— Si l'un tombe, l'autre prendra ses 
balles... tu entends toujours bien ?... 

— J'entends toujours bien. 

— C'est bon. Dès que je l'apercevrai, je 
te le montrerai. 

— Il doit être facile à reconnaître. 



Les Ribaud 231 

— Tu crois, François ? 

— Oui ; est-ce qu'il ne sera pas à che- 
val ? avec une épée... 

— Tu le connais?... 

—Je suppose, simplement. 

— Non. Tu le connais, toi aussi, Fran- 
çois... 

Puis, après un instant, il reprit : 

— Que dira Madeleine ? 

— Ah ! ce sera un rude coup, mon- 
sieur. 

— Hésiterais- tu, François?... Dis, puis- 
que tu connais tout... Hésiterais-tu ? 

— J'hésiterais peut-être, mais je ne recu- 
lerais pas. 

Le dialogue cessa tout à fait. 

Un autre ordre d'idées avait envahi le 
docteur. Maintenant, le portrait de sa Ma- 
deleine, de sa Madeleine si douce, si aima- 
ble, si confiante, si bonne, s'était fixé 



232 Les Bibaud 



profondément dans sa pensée. Et de se 
représenter qu*il allait froidement, après 
un long calcul, la faire souffrir, lai tor- 
turer le cœur, il en eut Tesprit tout cons- 
terné. 

Il se débattit longtemps dans cette 
angoisse, ballotté entre sa tendresse pour 
sa fille et ce qu'il considérait être sa 
dignité de père et son honneur de patriote. 
Ce2)endant, tout en subissant la lutte que 
se livraient ces divers sentiments dans son 
cœur, il allait toujours, comme machina- 
lement entraîné. Tout à coup, il aper- 
çut, en face de lui, File aijx Cerfe flottant 
comme une corbeille sur les eaux calmes 
du Eichelieu, et, se dessinant en relief 
au-dessus de la rive opposée, du côté de 
Saint-Charles, cette élévation raide de 
terrain, bordée de gros érables, au pied 
de laquelle venait déboucher le chemin 



Les Rihaud 233 



public, et que Marchessault avait si forte- 
ment recommandée comme un point uni- 
que pour tenir les soldats anglais en 
échec. 

Il lui sembla qu*il y était déjà, le fusil 
au poing, guettant l'ennemi. Et les pen- 
sées tristes, — le remords presque, — qui 
Tavaient assiégé depuis une heure, s'éva- 
nouirent subitement pour faire place à 
son enthousiasme habituel. 

— C'est ici, François, arrête. 



21 



XII 
DEUX PATEIOTBS (Suite) 

— Pardon, monsieur Bibaud, vous vous 
trompez, c'est mon fusil que vous tenez 
là, dit François. 

— Tu as raison... Prends-le. 

Et le docteur en tira un autre de des- 
sous le siège du cabriolet. Cette fois, 
c'était bien le sien ; un bon vieux mous- 



Les Bibaud 235 



quet français,; — ancien système, il est 
vrai, — mais au maniement duquel il 
était depuis longtemps habitué. 

— Maintenant, traversons. 

Un canot se trouvait justement sur la 
grève,amarré à une perche fichée en terre. 
Il n'y avait pas de rames. 

François ne fut pas embarrassé pour si 
peu. — Des rames, on s'en fait, murmu- 
ra-t-il, et de sa crosse de fusil comme 
d'un aviron il dirigea rapidement le canot 
vers Saint-Charles. 

En débarquant, le docteur et lui en- 
tendirent comme Técho d'ane fusillade au 
loin et, étonnés, ils prêtèrent attentive- 
ment l'oreille. 

— Serions-nous en retard, dit le doc- 
teur ? Il me semble que les coups viennent 
du côté de Saint-Charles... Est-ce que la 
bataille est déjà commencée entre les 



236 Les Rihaud 



patriotes et les soldats?... Montons, nous 
entendrons et nous verrons mieux du haut 
de Télévation. 

— Est-ce que le régiment des habits 
rouges pouvait passer par un autre che- 
min pour se rendre à Saint-Charles ? 
reprit François. 

— Non ; à moins d'allonger considéra- 
blement leur trajet. 

— Eh bien ! il n'a pas passé ici. Voyez, 
aucune piste, aucune trace de roues, au- 
cun piétinement quelconque sur la terre 
gelée. 

Et les deux hommes, anxieux et trou- 
blés, écoutèrent de nouveau. 

Cette fois, le son arriva très distincte- 
ment et ils entendirent, au bout d'un 
moment, un craquement sourd et pro- 
longé. Ils se regardèrent. C'est qu'ils 
avaient compris. 



Les Eibaud 23Y 



Ce qui donnait ainsi Tillusion de coups 
de fusil, c'étaient les vigoureux et nom- 
breux coups de hache des patriotes qui 
préparaient leurs retranchements et dont 
le son se répercutait très loin dans la 
sonorité inoubliable de cette après-midi 
si sereine. Ces craquements sourds qu'ils 
entendaient, c'étaient les arbres de M. 
Débartz qui s'abattaient et s'entassaient 
les uns contre les autres, en manière de 
rempart. 

Ceci reconnu, le docteur Eibaud exa- 
mina leur propre position. 

C'était vrai qu'il était superbe, ce poste, 
surplombant presque le chemin du roi, et 
d'où l'on pouvait tout voir sans être vu. A 
l'abri, derrièi^e une rangée d'érables, mas- 
sifs à défier les boulets, il s'y choisit un 
endroit qui leur j^ermit de commander, du 
canon de leurs fusils, toute la montée de 



238 Les Bibaud 



la route, et d*où ils pourraient, au moment 
voulu, se dérober secrètement pour re- 
joindre leur canot. 

Puis, ayant promené lentement son 
regard profond sur la plaine immense qui 
se déroulait à ses pieds, il s'assit, le dos à 
un arbre. 

Il attendait. 

Quand on songe à ces besoins répétés 
de lutte, de provocation, de révolte qui 
se sont emparés, à différents intervalles, 
des populations sauvages, françaises, an- 
glaises, américaines, tour à tour maî- 
tresses de la région où se jouent les scènes 
de notre roman, on se demande s'il ne 
souffie point là un vent tout spécial de 
liberté. 

Ce Richelieu, dont le docteur Bibaud 
regarde, pensif, rouler les flots, cette 
montagne qui se dresse devant lui, élevée 



Les Rihaud 239 



en autel au-dessns de la plaine, ces ravins 
profonds, ces forêts immenses et superbes, 
n'ont-ils pas été les conseillers, — souvent 
les complices, — des actions éclatantes, 
des traits d'audace, de ces soifs de patrio- 
tisme et de dévouement que Thistoire a 
notées, depuis trois siècles, chez les habi- 
tants de cette région ? 

Tout d'abord, dans la sauvagerie loin- 
taine, ce sont les'Hurons, les Algonquins, 
les Agniers, les Iroquois qui subissent ce 
besoin de gloire et de supériorité. Ils 
s'écorchent, ils se scalpent, ils se tortu- 
rent, suivant les hasards malheureux de 
la défaite. 

Cette rivière, ils l'ont battue de leurs 
pagaies, sillonnée en tous sens de leurs 
pirogues. Le jour, la nuit, sous le soleil, 
sous la lune, dans le calme morne des 
bois qui bordent les rives, ils ont élevé 



240 Les Rihaud 



leurs wigwaras, vociféré leurs cris de 
guerre plus aifreux que les hurlements 
des bêtes fauves. 

C'est à en ressentir le frisson en se rap- 
pelant ces souvenirs horribles et farou- 
ches. 

Plus tard, ce sont d'autres scènes. Cette 
fois, c'est la lutte de la civilisation contre 
la barbarie. Blancs contre sauvages. La 
lumière contre les ténèbres. C'est à cette 
époque, sous M. de Tracy, qu'on cons- 
traisit les forts de Sorel, de Chambly, de 
Saint- Jean, sentinelles inébranlables, tou- 
jours en éveil, toujours prêtes, qui oppo- 
saient leurs lourds bastions aux flèches 
maintenant inoffensives des sauvages. 

Mais le tableau change. C'est bientôt 
canons contre canons. Les rbulements 
des tambours, les éclats des fusillades, le 
fracas de la mitraille, ont remplacé com- 



Les Rihaud 241 



plètement les cris de guerre des sauvages. 
C'est devenu Anglais contre Français, et 
les embuscades ont fait place à la straté- 
gie. Ceux-ci veulent conserver, ceux là 
veulent conquérir. 

Les forts, peuplés par les soldats fran- 
çais de Yaudreuil, de Bougainville, de 
Bourlamaque, résistent aux miliciens an- 
glais de Webb, Mercer, Abercromby, 
Amherst, qui ébauchent les premiers suc- 
cès qui doivent leur gagner bientôt tout 
le pays. 

Mais, auparavant, on lutte, on se bat, 
on s*acharne jusqu'au bout à la victoire 
qui s'éloigne toujours de plus en plus. Et 
quand le désastre final des Plaines d'Abra- 
ham eut tout perdu, ces mêmes vaillants 
lutteurs du Richelieu se raidissent encore 
contre le sort et se cramponnent quand 
même à un espoir impossible. 



242 Les Rihaud 



Puis vient rinvasion américaine. 

La haine du vaincu contre le vainqueur 
se réveille. Si le traité de 1763 avait livré 
le sol, il n'avait pas livré la population. 
Celle-ci acclame donc comme des sauveurs 
les insurgés américains qui venaient, de 
leurs appels, ressusciter chez elle d'anciens 
rêves de gloire et de liberté. Aussi, les 
habitants de Chambly et des environs 
s'unirent-ils à eux pour s'emparer des 
forts et chasser les soldats anglais. Mais 
le même vent d'indépendance ne soufflait 
pas pareillement par tout le pays, et les 
Américains, repoussés de Québec, durent 
évacuer les fortifications dont ils s'étaient 
emparés. 

Puis c'est la révolte de 1837, encore 
partie des bords du Eichelieu. Là, qu'une 
trompette ou qu'une voix fasse entendre 
un appel à la liberté, le pouls bat plus vite 



Les Bibaud 243 



chez les habitants de la région, leurs pru- 
nelles lancent des éclairs, une impulsion 
irrésistible les entraîne, les uns saisissent 
leurs fusils, les autres leurs fourches, et 
vous entendez aussitôt une réponse formi- 
dable : Nous voilà. 

C'est ainsi qu'ils se ruèrent, avec tout 
leur instinct de patriotes, vers un idéal 
alors insaisissable : Tindépendance. Ils 
échouèrent. 

Mais quand la scmeucc jetée aura atteint 
la maturité, quand il y aura deux vallées 
de Richelieu dans la province, quand il 
aura poussé ailleurs une population com- 
me celle qui se trouve là, cette fois, les 
paysans ne prendront point des fourches ; 
ils n'échoueront point. 

Le docteur Eibaud, emporté dans l'es- 
pace, discute ainsi certaines pages de 
l'histoire, et en même temps, sa pensée, 



244 Les Rihaud 



envolée au-dessus de la terre, parcourt les 
siècles passés et se plonge dans les profon- 
deurs infinies de l'avenir. 

Tout à coup, un retour rapide de son 
esprit le fit frissonner. Ah I soupira-t-ii 
en revenant à la réalité. Puis, un moment 
après : 

—Tu te placeras là, François, et moi, 
ici. Entre-nous, à terre, les munitions. 

François épaula son arme, pour se faire 
l'œil un peu et juger s il pouvait viser 
commodément. Il poussa un cri : 

— Les voilà !... les voilà !... 

En effet, à travers les arbres, on dis- 
tinguait une longue file d'habits rouges 
qui s'avançait lentement à une distance 
assez rapprochée. Véritable chapelet de 
coquelicots qui ondulait sans bruit le 
long de la rivière, selon les courbes du 
chemin. 



Les Rihaud 245 



Le pèro François fit jouer la gâchette 
de son fusil à plusieurs reprises. Elle 
fonctionnait bien. 

— Nous allons les laisser avancer aussi 
près que possible et dès que nous aurons 
reconnu le capitaine : pan ! pan ! dit-il. 

Le docteur ne répondit point. 

Il regardait attentivement le mouve- 
ment des soldats, son arme déjà sous la 
main. 

— Attendons jusqu'à ce qu'ils soient 
rendus au pied de la côte, reprit François. 
Il est impossible qu'ils nous voient et 
nous... 

Une détonation retentit à côté de lui 
qui le fit sursauter. Le docteur, sans 
Técouter, venait de tirer son fusil en Tair. 

— Que faites- vous ?... continua-t-il. 
Ils ont entendu et vont se tenir sur leurs 
gardes maintenant. 



246 Les Bibaud 



— C'est ce que je veux, répondit simple- 
ment le docteur Eibaiid... Nous sommes 
des patriotes, non des assassins. Mainte- 
nant qu'ils sont avertis, plus de grâce ; 
qu'ils se défendent ou qu'ils attaquent. 

— Ce que j'avais projeté était plus sûr, 
ce que vous venez de faire est plus beau, 
répliqua François ; c'est vous qui avez 
raison. 

— Ne forlignons, jamais, François. 

Ce coup de feu inattendu avait arrêté la 
marche des soldats. On les vit un instant 
piétiner sur place avec un cliquetis et des 
scintillements d'armes dont ne furent au- 
cunement effrayés nos patriotes mainte- 
nant à plat ventre derrière les troncs 
d'arbres qu'ils avaient choisis, le canon de 
leurs fusils passé à travers les racines. 

Bientôt ils entendirent un commande- 
ment militaire qui devait être Tordre d'à- 



Les Ribaud 247 



vancer, car toute la colonne se mit 
lentement en marche. En même temps, 
un homme, son épée à la main, parti de 
Tarrière, était venu bravement se mettre 
à la tête du détachement au galop de son 
cheval. 

Cet homme, c'était le capitaine. Incons- 
ciemment, le docteur Eibaud sentit sa 
main se crisper sur la crosse de son mous- 
quet, et François mâchonna quelque chose 
entre ses dents. 

La colonne continua d'avancer. 

Le capitaine, sans arrêter, se retourna 
sur son cheval et commença à donner un 
nouveau commandement à ses soldats. 

- Feu, dit le docteur, et deux déto- 
nations retentirent. 

Quand le bruit eut cessé, nos deux 
patriotes entendirent la fin du commande- 
ment. Leur double coup do feu n'avait 



248 Les Rihaud 



pas dérangé le capitaine qui, sans sour- 
ciller, continuait à donner ses ordres. 

— C'est un brave, fit le docteur, et ils 
rechargèrent à la hâte leurs fusils. 

Si leur double détonation n'avait eu 
aucun résultat, elle avait indiqué aux 
soldats leur position exacte et ceux-ci ré- 
pondirent par une décharge générale qui 
vint crépiter tout autour d'eux, dans les 
feuilles sèches, sur les branches et Técorce 
des arbres. 

Mais, protégés comme ils étaient, ils ne 
pouvaient être atteints que par miracle. 
Aussi, se mirent-ils à leur tour à tirer har- 
diment, visant tout le détachement quand 
la fumée devenait trop épaisse, le com- 
mandant seul, quand ils pouvaient Taper- 
cevoir. 

Les soldats étaient maintenant immo- 
biles. Deux des leurs étaient déjà tombés 



Les Ribaud 249 



mortellement blessés, deux autres légère- 
ment atteints et cependant les balles 
continuaient à siffler à leurs oreilles. 

Indignés, sans doute, de se voir ainsi 
tenus en échec, ils se remirent à cribler de 
projectiles le point de la côte d'où les deux 
patriotes ripostaient si courageusement. 
Puis, tout à coup, sous le conunandcment 
du capitaine, toujours à cheval en avant 
d'eux, ils reprirent leurs marche. 

La position devenait sérieuse, caria dis- 
proportion exagérée des combattants était 
presque compensée par l'avantage excep- 
tionnel qu'avaient le docteur Bibaud et 
François de commander toute la montée, 
tout en se tenant absolument à Tabri. 

— Allons, François, visons bien, dit le 
docteur Eibaud. Ensemble. 

Tout s'était abattu cette fois, cheval et 
capitaine,et nos deux patriotes poussèrent 

22 



250 Les Ribaud 



un soupir de soulagement en les voyant 
écrasés au milieu du chemin. Mais leur 
joie ne dura qu'une seconde, car, à la 
seconde suivante, le capitaine était déjà 
relevé, tout droit, brandissant encore son 
épée ^ la tête de ses soldats. Son cheval 
seul avait été atteint et en tombant 
Tavait entraîné dans sa chute. Mainte- 
nant à pied, il n'en était pas moins 
reconnaissable à ses galons dorés, son 
plumet blanc, son épée luisante... Et d'ail- 
leurs, comme un homme qui se moque des 
balles, il se tenait toujours crânement 
en avant de sa compagnie, bien en 
évidence. 

— Décidément, c'est un bravo, répéta le 
docteur Ribaud. 

— Trop brave, ajouta François. Il nous 
nargue. Ce n'est pas do la bravoure, c'est 
de l'insolence. 



Les Rihaud 251 



De voir le cheval de Jeur capitaine tué 
BOUS lui, là, devant eux, les soldats, un 
instant stupéfiés, se sentirent pris de 
colère. Il était impossible que deux 
hommes pussent leur tenir tête plus long- 
temps... et, dans un branle-bas général, 
sous les commandements rauques des 
officiers, tirant tout en marchant, ils en- 
treprirent d'escalader au pas de charge 
la montée qui conduisait au sommet de la 
côte, et d'en déloger leurs adversaires 
coûte que coûte. 

— Ne tire plus, cria le docteur Ribaud 
à François.. « attends... Ne gaspillons pas 
nos balles. 

François, qui, ne risquant toujoura 
qu'une prunelle à travers les racines 
énormes qui le protégeaient, tirait comme 
un enragé, cessa immédiatement son 
feu. 



252 Les Bihaud 



— C'est vrai, dit-il, il faut en garder au 
moins une pour le capitaine. 

Et tous deux, haletants, sans s'occuper 
des projectiles qui pleuvaient autour 
d'eux, guettaient à travers la fumée une 
ëclaircie qui mit le commandant en 
lumière. Ah ! ils pouvaient tirer à leur 
aise, encore et encore, les habits rouges, 
que leur importait. 

A mi-chemin, la montée offre un rai- 
dillon très accusé. A cet endroit, soit 
pour respirer, soit pour mieux voir, la 
compagnie toute entière fit comme une 
halte d'une seconde, pas plus. Ce fut en- 
core trop long. A un flamboiement d'épée 
qui brilla rapide comme l'éclair, deux dé- 
tonations avaient instantanément répondu 
et un grand corps, son épée encore au 
poing, tout luisant de ses épaulettee do- 
rées, de ses éperons, était tombé foudroyé. 



Les Ribaud 253 



Cette fois le capitaine était bien mort. 

Tous les soldats effarés se groupèrent 
autour de lui en poussant des vociféra- 
tions affreuses. Ce fut un tumulte épou- 
vantable. 

Le docteur et François, tous deux 
debout maintenant, considéraient froide- 
ment le spectacle ; ils voulaient être 
absolument convaincus que le capitaine 
ne se relèverait pas II ne se releva pas. 

Le docteur prit son fusil et dit : 

— L'honneur est vengé. Nous n'avons 
plus rien à faire ici, François. 

Et en même temps, son regard, chargé 
de défis menaçants, fixé sur les trois cents 
habits rouges immobiles, massés en pa- 
quets au milieu du chemin, ajoutait : si 
seulement nous le voulions, vous couche- 
riez là, vous savez... 

Puis lentement, fièrement, en pleine 



254 Les Bihaud 



lumière, il ramassa sa poire à poudre, 
les balles qui lui restaient, et, sans se 
hâter, sans même regarder en arrière, il 
se mit à descendre en silence le petit 
sentier qui allait à la rivière. 

Sans dire un mot, il s'embarqua dans 
le canot. François se remit à avironner 
avec la crosse de son fusil et quand ils 
débarquèrent tous deux, la rivière traver- 
sée, ils purent distinguer parfaitement à 
leurs pas rythmés quatre soldats qui 
portaient un brancard. Dessus, il y avait 
quelque chose de rouge. 

Et le docteur Eibaud passa la main sur 
son front comme pour en chasser une 
pensée affreuse. 



XIII 
JOUENAL DE MADELEINE 

25 novembre, 37. 

Il me semble que, depuis deux jours, je 
n*ai pas vécu, je n*ai pas respiré ; tous 
mes pas et démarches, quand je les énu- 
mère, me paraissent faits sans que j'en 
aie conscience. J'obéis sans cesse à un 
mobile qui me mène, me ramène, me con- 
duit ici et là, machinalement. 



256 Les Rihaud 



Tout me semble factice, artificiel autour 
de moi ; je crois marcher, je crois courir, 
et je suis assise calme et tranquille ; 
d'autres^ fois je me sens oppressée, malade, 
asphyxiée, avec des véritables spasmes qui 
m'étranglent ; je fais un effort suprême 
pour y échapper et je reste toute surprise 
en me voyant seule dans mon boudoir 
sans la moindre gêne respiratoire. 

Je mène une existence de rêve, où tout 
se noie dans une brume qui m'encercle et 
me fait perdre toute notion de la réalité. 

Ce n'est que dans un violent effort de 
volonté, où je me tiens Tesqrit tendu, con- 
centré sur un seul point, que je puis 
momentanément chasser ceschimères, ces 
désolantes angoisses et faire un retour 
sur ma vie. 

Ah ! ma vie... Ah ! ma pauvre vie. 

Si je pouvais, d*un trait, en rayer les 



Les Eibaud 257 



jours sombres et terribles qui viennent de 
passer et dont la trace, je le sens, ne dispa- 
raîtra jamais. Si je pouvais détourner 
ces autres jours encore plus sombres, 
encore plus terribles qui se préparent, 
que je vois venir, que je compte d'avance, 
toujours de plus en plus tristes, de plus 
en plus sans soleil. 

Fiancés, nous le sommes, je sens encore, 
sur mes paupières, la flamme brûlante du 
baiser de Percival — mais que signifie 
pour moi, pour nous, ce mot si joyeux : 
fiancés. C*est-àdire, le nœud qui 
enchaîne nos cœurs, sans les unir 
cependant ; la coupe sans les lèvres ; le 
rêve , sans la réalité ; le flacon sans 
Tivresse ; un amour fantôme. Car une 
union entre nous n'est pas possible. Non, 
vraiment, quand j'énumère les obstacles 
qui se dressent sur notre chemin, je n'en- 

23 



258 Les Eibaud 



trevois pas les moyens do les vaincre. Il 
y aura toujours une voix, un souvenir, 
une plainte, quelque chose d'inexorable 
enfin, qu'il ne sera jamais possible, il me 
semble, de faire taire. 

Mais qu'importe, si ce qui m'arrive est 
plus fort que ma volonté, ma conscience 
est restée droite ; et je ne veux à Tavenir 
faillir à aucun des devoirs qu'on m'im- 
posera pourvu qu'on me laisse mon 
amour, seulement mon amour. 

Y a-t-il toujours ainsi des compensa- 
tions ? Après le bonheur, le malheur ; 
après la joie, la douleur; après les sourires, 
les larmes. Et si la compensation est 
complète, qu'elles seront donc lugubres, 
les heures qui correspondront à celles si 
heureuses, si suaves, si complètement se- 
reines que j'ai, jusqu'à ces derniers jours, 
vécues. 



Le$ Bihaud 259 



J'avais pourtant fait de beaux rêves, é. 

Quand, à force de me raidir contre tout 
ce qui m'environne, de me débattre contre 
le cauchemar qui m'obsède, il me vient 
quelques idées nettes, je ne fais que 
tomber dans d'autres angoisses. 

Tout est calme, d'un calme effrayant, 
aujourd'hui, autour de moi. Je n'entends 
pas même voler une mouche, et, cependant, 
à travers les murs, de très loin, je m'ima- 
gine à chaque minute surprendre des 
coups de fusil, des coups de canon, qui 
me font sursauter. 

Non, ce n'est pas absolument affaire 
d'imagination. On se bat aujourd'hui 
quelque part. C'est vrai que les coups de 
feu résonnent, que les balles sifflent, que 
le sang coule. 

Comment suis- je donc faite pour que 
cette chose monstrueuse : la guerre, n'é- 



260 Les Ribaud 



touffe pas entièrement les sentiments de 
folle passion de mon cœur ? Ou plutôt, 
comment Tamour est-il constitué qu'il 
résiste à tout autre sentiment ? Car, dans 
tout le désordre de mes idées, une chose 
reste encore nette, mon amour. 

Et quand j'entends éclater à mon 
oreille ces imaginaires coups de fusil, 
mon cœur bat plus vite et plus fort à 
chaque détonation ; j en subis comme un 
choc qui me secoue, comme si j'étais 
atteinte par les balles moi-même. 

" Franc, loyal, brave, généreux, si je 
puis être tout ça, m'a-t-il dit, je vous 
obéirai." 

Et, comme j'insistais, il a ajouté : Je 
trouverai le moyen. 

J'ai peur, maintenant, de ce moyen. Il 
me semble qu'en disant ça, il me faisait 
le sacrifice de sa vie. Mon Dieu, en lui 



Les Bibaud 261 



demandaDt de ne point se battre, de ne 
point se défendre, après tout, est-ce que 
ce n'était pas, vraiment, lui demander de 
se faire tuer ? 

De cette manière, il restait à ses yeux : 
franc, loyal, brave, généreux... 

D'ailleurs, l'abîme qui est entre nous 
nous sépare t-il moins que la mort ? N'y 
ai-je pas songé moi-même à mourir ? 
N'est-ce pas à celui qui échappera aux 
jours sombres qui se préparent que la 
Providence accordera la meilleure grâce ? 

Mais non, il vivra ; je lui ai donné mon 
cœur et ma vie, il les a acceptés, il n'a 
pas le droit de me les remettre si tôt. 

Ah 1 qu'il m'en a coûté, ce matin, de ré- 
sister à la curiosité de voir défiler les trou- 
pes, de le regarder, lui... Peut-être c'eut 
été la dernière fois... la dernière fois... 

Non, je ne veux plus penser à ça... 



262 Les Bihaud 



26 novembre, 37. 

Un rayon de soleil vient de traverser 
mon âme. 

Qu'il nous faut donc peu de choses, à 
nous femmes, pour remonter notre cou- 
rage. Faites pour la souffrance, nous 
nous rattachons avec tant d'abandon à la 
moindre consolation, que le plus léger 
motif de joie nous fait oublier nos larmes 
et nos tristesses et nous relèvent aussitôt. 

Eien que d'avoir vu mon père reprendre 
son ancien sourire, son môme air joyeux 
et dégagé, il me semble qu'un coin du 
ciel vient de s'ouvrir pour moi. 

Toute la maisonnée s'en est d'ailleurs 
ressentie de cette bonne gaieté. C'est 
comme si tout le monde, mis au courant 
des idées noires qui me poursuivent 



Les Rihaud 263 



depuis quelques jours, voulait répandre 
une traînée de tendresses et de charmes 
autour de moi. 

Jusqu à mon pauvre vieux François qui 
invente des folies, des naïvetés denfant 
pour me faire rire. Oh ! je ne demande 
pas mieux. Rire, c'est si bon. 

Et puis, papa m'a parlé de tant de cho- 
ses aujourd'hui : de sa course pitoyable à 
Bouchervillo, de Pabbé Michaudin, d'une 
promenade à Québec qu'il projette en ma 
compagnie ; il a même parlé des soldats 
anglais, pour lesquels il a eu un mot de 
sincère louange : 

— Il y a sans doute parmi eux de tristes 
soldats, m'a-t-il dit, mais, en somme, ce 
sont des braves 

Ce témoignage m*a fortement surprise, 
moins par la louange mitigée qu'il ren- 



264 Les Rihayd 



ferme qu'à cause de Theure où mon père 
m'a fait cette étonnante déclaration. 

Lui a-t-on parlé de la rencontre d'hier 
entre les patriotes et les soldats ? A-t-il 
su qui avait gagné la victoire ? Etait-ce 
réellement pour reconnaître la bravoure 
des Anglais ?... Yoilà autant de choses 
qui m'intriguent et dont j'ai vainement 
cherché à trouver la solution dans son 
regard placide et tendre , 

Mais chacune de ses paroles, chacun de 
ses sourires, dont je conserve l'empreinte 
dans mon esprit, se traduisent immédia- 
tement en autant de rayons d'espoir qui 
viennent réconforter mon cœur. 

Espérer ?... Vraiment, est-ce que je suis 
flincère en écrivant ce mot, ou ne mo 
fais-je pas illusion tout simplement ? 

J'en ai tant subi, depuis quelque temps, 
de ces renversements brusques qui m'ont 



Les Mibaud 265 



ballottée de la plus heureuse griserie à la 
déception la plus amère, que je n'ose plus 
ni croire ni espérer, 

A quoi bon, d'ailleurs ? Y a-t-il un len- 
demain aiTangeable à mon existence?... 

Qu'importe, tant que mon amour me 
restera, je combattrai, je m'y crampon- 
nerai, et ce sera encore ma consolation, 
la seule que je puisse désirer peut-être, 
que de pouvoir aimer mon amour. 



27 novembre, 37. 

En effet, quatre heures, c'est le temps 
que mon vieil ami, l'abbé Michaudin, con- 
sacre au souvenir de ses ouailles défuntes ; 
autrement, je l'aurais bien retenu plus 
longtemps avec moi, mon brave curé. 



266 Les Bîbaud 



Il est le seul avec qui je ne me gêne pas 
pour parler franchement de mon amour. 
Il m'écoute d'une manière si sympathique. 
Je le laisse lire jusqu'au plus profond de 
ma pensée, sans rien cacher, sans rien 
voiler ; je lui raconte tout... tout. 

N'est-il pas le seul aussi qui m'ait dit : 
" Aime-le, Madeleine, aime-le." Et son 
timbre de voix pour me le dire, et son 
regard, et son geste, tout renaît vivant et 
réel, à chaque instant, dans mon esprit. 

Aujourd'hui, il y avait la même exquise 
bonté dans ses conseils, dans ses recom- 
mandations paternelles : Sois forte, sois 
courageuse, Madeleine, plus il y a loin de 
la coupe aux lèvres, plus la liqueur en 
est douce. 

Alors, je lui ai raconté mon entrevue 
avec Percival, l'engagement qu'il avait 
pris envers moi. 



Les Bihaud 267 



— Ah ! oui, Madeleine, c'est trop beau, 
trop généreux, ce dévouement mutuel, 
Dieu le bénira... m*a-t-il répondu. 

Moi, je lui aurais sauté au cou, tant ces 
paroles m'enivraient de joie 

— Espère, a-t-il repris, sois confiante, le 
temps triomphe de tout, applanit tout ; 
aucun baume ne lui est égal pour panser 
les blessures. Eien ne lui résiste... Et qui 
sait,... mon rôle aussi, à moi, n'est peut- 
être pas terminé... 

— Non, mon bon curé, il n'est pas ter- 
miné, lui ai -je répondu... Yous voulez que 
j'espère, j'espère ; vous m'avez tracé un 
chemin que vous voulez me voir suivre... 
je le suis ; vous m'avez tendu la main,... 
alors, soutenez- moi, je vous prie. 

— Je te soutiendrai, Madeleine... 

C'est alors que la petite cloche de l'é- 
glise est venue, à mon regret, interrompre 



268 Les Eihaud 



les sympathiques encouragements de mon 
curé. 

A Tentendre me parler ainsi, je me 
sentais, petit à petit, revenir à la vie. Je 
le jugeais mon complice et il me semblait 
qu'il roulait do ses mains des pans de ro- 
cher, des blocs de terre énormes qui com- 
blaient peu à peu le gouffre que je vois 
toujours béant entre Percival et moi. 

Que ça m*a donc fait du bien, après les 
tristes journées que je viens de passer. 

Je n'entrevoyais point d'espoir possible 
et voilà que tout à coup mon amour me 
ressaisit plus violemment que jamais et 
me met sous les yeux une route toute 
nouvelle parée de fleurs et de verdure. 

Oh ! bon abbé Michaudin, c'est vous 
qui les répandez et les arrosez, ces fleurs ! 

Jamais la 



Les Bibaud 269 

— Qu'est-ce ? qu'entends-je ? 

des roulements de tambour Mon 

Dieu ! oui c'est le retour des sol- 
dats Percival Oh I je cours 



XIV 
EETOUE DES SOLDATS 

Ean... ran... ran... rataplan,... Ban... 
ran... ran... rataplan... 

C'était BOiird, c'était loin, ce bruit de 
tambour. 

Encore à Textrémité du village, derrière 
les grands arbres, les hautes clôtures, les 
maisons éparses, les hangars le pignon 



Les Rihaud 271 



snr le chemin, les soldats n'éiaient pas 
visibles. 

Mais on entendait : Ban... ran... ran... 
rataplan... 

Madeleine Tavait entendu aussi. Pour 
elle, ces roulements n'eurent rien de 
guerrier, rien d'effrayant. Ils lui rappe- 
laient Percival, son capitaine Percival... 
son Percy. 

Toutes ses larmes s'étaient séchées subi- 
tement ; plus d'idées noires, plus de déses- 
pérances navrées, plus de soupirs doulou- 
reux, plus rien ; rien dans son esprit, que 
son amour. 

Et, sa plume jetée avec une traînée de 
gouttelettes d'encre, son cahier, le journal 
de son cœur, abandonné large ouvert à 
tous les regards, son fauteuil bousculé, 
elle s'élance au dehors. 

Malgré le temps humide et froid, Ma- 



272 Les Bihaud 



deleine ne s'aperçoit point qu'elle n'a 
qu'une légère mante aux épaules, que des 
escarpins aux pieds, qu'elle est presque 
tête nue ; mais elle va quand même, em- 
pressée, malgré le vent qui siffle et le 
brouillard qui englue le trottoir. 

Elle ne voit rien autour d'elle ; rien ne 
résonne dans son oreille que ce ran... 
ran... ran... rataplan, qui lui arrive 
maintenant plus distinct de là-bas et lui 
fait oublier tout le reste. 

Les maisons blanchies à la chaux, les 
arbres desséchés secoués en sifflant, les 
carrés d'ombre allongés sur les madriers 
par ce couchant hâtif et brumeux d'au- 
tomne, défilent sans la distraire aucune- 
ment de son idée ûxq. Elle va le revoir, 
Percival, son fiancé, celui à qui elle s'est 
si tendrement donnée, l'autre soir. Main- 
tenant, surtout depuis que l'abbé Miehau- 



Les Bihaud 273 



din Tavait approuvée, encouragée, il lui 
semble qu'elle l'aime encore davantage et 
des mots isolés, des bouts de phrases sua- 
ves, qu'elle goûte, s'échappent de ses 
lèvres. 

Ban... ran... ran... Elle se hâte, elle 
veut se choisir un bon endroit. Oui, là, 
sous l'orme, ça sera comme la première 
fois... le dix-sept mai... 

Cependant, à côté d'elle, en avant, en 
arrière, c'est le même empressement effa- 
ré, des bruits de pas inégaux, des appels 
d'un côté de rue à l'autre, des voix qui se 
croisent. 

Ah I ce n'est pas une parade de fantai- 
sie, cette fois, à laquelle va assister tout 
le peuple de Chambly, c'est à un retour 
de combat vrai. 

Et quel combat. C'est déjà connu que 
les patriotes ont été vaincus, à Saint- 

24 



274 Les Eibaud 



Charles, par les soldats anglais. On en 
parle avec des jurons dans la voix, en 
attendant que le ran... ran... ran... se 
rapproche, qu'on les voit enfin, ces fiers 
soldats couverts de poudre... et de gloire 
aussi. 

— Ils se sont battus bravement, paraît- 
il, dit quelqu'un auprès d'elle. 

— Bravement,... ça n'est pas difficile 
quand on a des bons fusils, répondit une 
autre voix... Les vrais braves, ce senties 
patriotes. Ils n'avaient pas d'autres armes 
que leur courage, eux, et cependant... 

— Ah I si les soldats ne les avaient pas 
ménagés, vous auriez vu... 

Madeleine, maintenant immobile sous 
le mémo grand orme qui lui rappelle si 
bien sa première rencontre avec Percival, 
écoute. 

Elle saisit cette bribe de conversation : 



Les Rihaud 275 



'' Si les soldats ne les avaient pas ména- 
gés." Elle s'imagine reconnaître là-dedans 
la générosité de Percival et il lui vient un 
soupir de reconnaissance. Ah 1 oui, c'est 
qu'il lui a obéi, qu'il a voulu diminuer la 
distance qui les sépare. Comme ça la tente 
de leur apprendre, à tous ces ingrats qui 
piétinent nerveusement autour d'elle, de 
leur crier, dans un sentiment de bonheur 
et d'orgueil : " C'est le capitaine Smith, 
mon Percival, mon fiancé, qui les a proe 
tégés, nos patriotes ;... c'est parce qu'il 
m'aime, c'est parce que je l'aime. Vous 
allez le voir bientôt passer à cheval... 
vous allez voir comme il est beau, comme 

ê 

il est fier, et vous l'admirerez et vous 
l'aimerez autant que moi "... 

Ean... ran... ran... rataplan... 

Tout à coup il se fit une bousculade, une 
ondulation de dos, et tous les regards se 



276 Les Rihaud 



perdirent dans la même direction. Dans 
une échappée de lumière entre les mai- 
sons, on distinguait les habits rouges, les 
baïonnettes luisantes des soldats qui s'a- 
vançaient en défilant lentement. 

Bien des fois, les habitants de Chambly 
les avaient vus faire leurs marches et 
contre-marches dans les rues du village, 
sans en ressentir le moindre sentiment de 
curiosité. Les enfants seuls, éblouis par 
le scintillement des armes, s'arrêtaient 
pour les regarder passer. 

Mais aujourd'hui, à ce lendemain de 
victoire, de victoire sur les siens, c'est par 
pelotons nombreux et émus que la popu- 
lation se masse à l'angle des chemins, le 
long des trottoirs, sur les balcons, aux 
portes, partout... 

Ban... ran... ran... rataplan... Ce sont 
eux,... les voilà... 



Les Rihaud 277 



Madeleine se tient parmi la foule. Elle 
ne sent pas qu'elle grelotte de froid autant 
que d'émotion. Son regard ne cherche 
qu'un Tisage, son esprit ne s'attache qu'à 
un nom. 

Ils défilent deux par deux, les soldats, 
lentement, silencieusement. 

Madeleine ne les voit pas. Ses yeux se 
portent au-dessus d'eux. Elle cherche 
quelqu'un à cheval, quelqu'un de grand, 
quelqu'un de beau, avec des épaulettes 
dorées, un costume soutaché, des éperons, 
une belle épée au côté... quelqu'un qui 
s'appelle Percival et qu'elle nomme Percy, 
eu elle-même... 

— Mais où est-il donc ? C'est vrai, 

les capitaines... ils viennent après leurs 
soldats,... pense-t-elle... 

Et Madeleine se glisse, nerveuse, indif- 
férente à tout ce qui l'entoure, ne se sou- 



278 Les Bihaud 



ciant ni de la boue du chemin, ni des 
rangs pressés de la foule qu'elle bouscule ; 
elle s'approche, elle veut être tout près, 
pour quil la voit, pour quil la recon- 
naisse. Elle veut elle aussi l'envelopper 
d'un long regard de remerciement, — il 
a été si généreux, son Percival, il Ta si 
bien écoutée, — elle veut lui prourer 
qu'elle l'aime toujours, toujours... 

— Ah !... les officiers, se dit-elle, en se 
dressant tout émue sur la pointe des 
pieds... le capitaine... Percival 1... oh 1 le 
voilà... et elle se prépare- 
Mais livide, sans un souffle, secouée 
d'un spasme affreux, Madeleine était tom- 
bée foudroyée. 



Ce n'était pas lui... 



Les Rihaud 2*79 



— Madeleine ! fit aussitôt une voix 
étranglée à côté d'elle... Madeleine I... Et 
celui qui venait de rappeler ainsi la soule- 
vait dans ses bras, cherchait, par des ca- 
resses et des paroles douces, à la tirer de 
son inconscience. 

— ^Madeleine I reprit-il, parle-moi. 

Et comme elle no donnait aucune ré- 
ponse, aucun signe de vie même, il enleva 
sa longue redingote râpée et Tétendit sur 
elle. 

Puis tout bas : 

— Tu ne veux donc pas répondre à ton 
vieux François, Madeleine ?... Il t'aime 
bien, va... 

Celle-ci parut faire un effort pour arti- 
culer un mot, mais elle ne le put. Alors 
François se peacha sur elle, Tentoura de 
ses bras, et, la soutenant comme un en- 
fant, il rapporta, toujours enveloppée 



280 Les Rihaud 



de sa redingote, jusqu'à la maison de son 
père. 

En apercevant sa fille méconnaissable, 
comme morte, entre les mains de Fran- 
çois, le docteur Bîbaud n*eut qu'un cri de 
stupeur et d'émotion douloureuse : 

— Qu'est-ce qu'il y a, François ?... Que 
s'est il passé ?... 

Celui-ci n'osa point répondre. 

Mais dis donc, grand Dieu I... reprît-il 
tout eifaré, qu'est-il arrivé à Madeleine ? 

— Elle assistait au retour des soldats, 
vous savez... et il ackeva sa phrase dans 
un geste de pitié. 

Le docteur fit à son tour un mouve- 
ment d'épaule qui traduisait toute son 
angoisse et les deux hommes oppressés, 
consternés, se regardèrent longuement, 
sans rien se dire. 

Il venait de se faire entre eux une com- 



Zes Bibaud 281 



munioation mystérieuse plus clairement 
exprimée par leurs yeux que par n'im- 
porte quel dialogue. 

François avait doucement déposé Made- 
leine sur un largo divan ; il avait enlevé 
la redingote dont il l'avait couverte, et 
maintenant, discrètement, avec une ex- 
pression de figure qui voulait dire : 
" Puisque nous avons tué Vautre, il faut 
au moins sauver celle-ci/' il se retira dans 
un coin de la chambre. 

Le docteur parut comprendre cette 
muette conversation. Oh I oui sauvons-la, 
se murmura-t-il. Et subitement revenu 
du choc terrible — si gros de conséquences 
entrevues, si chargé de dangers mena- 
çants pour Madeleine — qui le terrifiait en 
sa qualité de père, il sentit se réveiller 
tout son dévouement et tout son zèle de 
médecin. 

25 



282 Les Sibaud 



Il s'approcha de Madeleine, lui prit le 
pouls, Técouta respirer... Ah ! que son 
pouls et sa respiration étaient rapides... 
Il courut précipitamment chercher un 
flacon d'éther, une cuiller, prépara une 
potion qu il essaya de faire pénétrer enti*e 
les dents serrées de son enfant ; ce fut 
inutilement ; elle en absorba à peine 
quelques gouttes. Le docteur Bibaud 
eut un froncement de sourcil qui indiquait 
sa mortelle inquiétude. 

C'était sa Madeleine adorée qui était là 
devant lui, les cheveux épars, Tœil atone, 
la figure convulsée, sans un mot, sans 
un signe qui répondit aux caresses dont 
il l'enveloppait. 

— Aide-moi, François, dit-il, un sanglot 
prêt à éclater dans la voix. Soutiens ses 
épaules, nous allons la transporter dans 
8a chambre. 



Les Aihaud 283 



Et ils renlovèrent tous deux, à travers 
le corridor, le long escalier, les portos 
violemment ouvertes du pied, jusque sur 
son lit. 

Auprès d'elle, le docteur Bibaud s'était 
écrasé dans un fauteuil, de nouveau 
abattu sous le malheur subît qui le 
frappait. Il avait mal prévu, mal calculé 
la violence du coup qu'il avait lui-môme 
préparé et un flot de sentiments con- 
tradictoires le jeta dans un chaos où, 
pêle-mêle, luttaient cependant encore et 
son amour de père et sa tendresse et son 
orgueil et sa fierté. 

D'un mouvement de tête il mit fin à ces 
pensées ; il avait autre chose à faire que 
de songer ; il lui fallait réveiller Made- 
leine, la rappeler à la vie, lui redonner son 
sourire et sa lucidité d'esprit. 

Il se pencha sur elle, toucha ses tempes 



284 Les Eibaud 



déjà enfiévrées, palpa son front brûlant et 
tout bas à son oreille, tendrement, comme 
pour lui annoncer quelque chose d'heu- 
reux : Hé I Madeleine, écoute-moi... ouvre 
les yeux, Madeleine... parle-moi?... 

Oh I elle était loin de pouvoir parler, 
la pauvre ; mais sa figure, ses traits 
détendus maintenant, ses lèvres pâles, 
minces, collées aux dents, cette fissure 
nacrée des paupières, en répondirent long 
à l'œil exercé de son père. Non, pas 
cette réponse-là. Il ne veut pas la lire 
mais l'entendre la réponse de Madeleine, 
et il se reprend à l'interroger, à la secouer 
légèrement ; il lui fait respirer des solu- 
tions à odeur acre, lui met des compresses 
glacées sur la tête, puis il lui parle 
encore : 

— C'est ton père, Madeleine !... tu 
m'entends bien, n'est-ce pas ?...ton père... 



Les Ribaud 285 



Celle-ci eut un long soupir saccadé, 
quelque chose du râle et du hoquet, et 
elle se retourna sur son lit. Le docteur 
ne voulut point laisser éteindre Téclair 
qui avait probablement traversé le cer- 
veau de son enfant ; il répéta : 

— Madeleine !... Madeleine 1... 

Cette fois, elle ouvrit deux yeux, deux 
grands yeux qui se fixèrent un instant 
sans expression dans le vide... et sa pau- 
pière glissa de nouveau sur ce regard 
sans vie. 

Alors en levant la tête, le pauvre docteur 
aperçut, à travers le scintillement de deux 
larmes qui lui tremblaient aux cils, Fran- 
çois, plus pâle que sa barbe de neige, ûgé 
dans un abattement qui reprochait et de- 
mandait grâce à la fois. 

— Attends, dit-il sans regarder, je vais 
te dépêcher la femme de chambre... je 



286 Les Eibaud 



cours préparer une médication, moi, et il 
s'éloigna. 

Pourquoi était-il, en réalité, si soudaine- 
ment sorti de la chambre de sa fille, le doc- 
teur Eibaud ? C'est qu'il avait eu peur. 
Peur du regard cave et si triste de son 
enfant, peur aussi du regard complice de 
François constamment fixé sur lui. Il 
étouffait et il s'était sauvé. Maintenant 
assis dans son cabinet, il essuyait les perles 
de sueur qui l'inondaient, respirait plus à 
l'aise, comme allégé, en attendant que son 
instinct de père le ramenât auprès du lit 
de Madeleine. Ça ne tarda pas beaucoup. 
Un pas rapide qu'il entendit au dessus 
de sa tête réveilla ses inquiétudes. Il 
écouta. L'angoisse comme la peur grossît 
tout et les légers craquements imprimés 
au plafond réveillèrent dans son esprit 
toutes ses alarmes. 



Les Bihaud 287 



Et, roi*eîUe tendue, à pas sourds, il re- 
monta auprès de Madeleine. Hélas ! si 
rien ne s'était aggravé chez elle pendant 
les quelques minutes qu'il s'était absenté, 
rien aussi ne s'était amélioré. Elle con- 
servait sa même respiration rapide et 
sifflante, sa même expression consternée de 
figure, sa même inconscience. 

Le docteur Eibaud tenta de nouveau 
de la tirer de sa torpeur. Il répéta ses 
appels, reprit des accents suppliants, re- 
nouvela ses caressantes tendresses, en 
inventa d'autres ; ce fut inutilement. 

— Mon Dieu ! dit-il, tout tremblant ; et, 
incapable de supporter la vue de ce spec- 
tacle qui lui saignait le cœur et le laissait 
sans force, il redescendit. 

Dès qu'il fut disparu, François essaya à 
son tour : 

— Madeleine ! Madeleine ! Tu sais bieni 



288 Les Ribaud 



les soldats... ils sont revenus.,. Ils sont 
bien bons, va... Le capitaine... le capi- 
taine... il est revenu, lui aussi... Percival... 
écoute bien... Percival 

Madeleine se retourna sur sa couche en 
soupirant. 

—Je l'aime bien... moi aussi... le capi- 
taine Smith... Percival... continua- t-il. 

Un sourire lugubre voltigea sur les 
lèvres de Madelene et pendant une seconde 
elle ouvrit les yeux. Ce nom avait tra- 
versé son cerveau, 

— Tu entends... Percival... le capitaine 
Percival 

Elle eut comme un frémissement de 
lèvres imperceptible ; puis, d'une manière 
incohérente, elle marmotta: Non... non... 
il ne s'est pas battu... je vais le dire à mon 
père... non... pas de sang... 

— Veux-tu le voir, Percival ? reprit 



Les Rihaud 289 



François d'une voix rauque et suffoquée, 
réponds-moi... tu te rappelles, mainte- 
nant... 

— Ah I c'est vous, mon père... Hâtons- 
nous, c^est le roulement des tambours... 

— ^Ecoute donc, Madeleine ;... pense... 
comprends... le roulement des tambours, 
ce sont les soldats qui... reviennent...... 

— Oui . . . oui . . . courons-y. . . Vous allez 
voir s'il est... beau... 

— C'est Percival qui est beau, hein ? 
Madeleine. 

— ...Percival... Percival... et elle se 
souleva du coude sur son lit... Percival... 
reprit-elle au bout d'un moment... 

— Oui, Percival... continua François ; 
sou viens- toi... 

Elle roula un regard égaré autour de sa 
chambre, plissa son front comme pour en 



290 Les Bihaud 



faire jaillir une idée, puis, fixant tout à 
coup François assis à son côté : 

— Oh ! mon Dieu I ... cria-t-elle avec un 
gémissement de douleur, et elle retomba 
lourdement. 



XV 

ANGOISSES ET DOULEURS 

Oh I la maladie au foyer, quelle tris- 
tesse ! 

Le docteur Eibaud, dans sa longue ex- 
périence de médecin, avait côtoyé bien des 
malheurs, assisté à beaucoup de scènes 
navrantes, vu couler bien des larmes, et il 
n'y était pas resté indifférent, sans doute ; 



292 Les Eibaud 



mais quel changement ce fut pour lui 
d'endurer ces angoisses pour son propre 
compte. 

Depuis vingt-quatre heures, la fièvre le 
brûlait presqu'à l'égal de Madeleine. Tout 
l'épouvantait, tout l'oppressait dans la 
maison. Ces voix et ces pas en sourdine 
des domestiques, les chocs des verres à 
potions, les chuchotements inquiets, les 
gestes navrés dos visiteurs, les portes fer- 
mées doucement, puis cette crainte mor- 
telle qui l'étranglait subitement en cons- 
tatant chez Madeleine une menace d'ag- 
gravation de la fièvre, du pouls, — toutes 
ces choses l'écrasaient et le laissaient sans 
la moindre énergie. 

Mais, en même temps, quel soulage- 
ment, quel dégonflement de poitrine il 
avait, quand, comptant tout bas sur son 
vieux chronomètre niellé : un, deux, trois, 



Les Bibaud 293 



quatre, cinq, six, il concluait à une amé- 
lioration des symptômes. 

Il vivait ainsi, dans des alternatives de 
consolation et de découragement, suivant 
les indications que lui donnait le pouls ou 
la fièvre de Madeleine. 

Pendant ce temps-là, celle-ci, toujours 
étendue sur son lit blanc, laisse entendre 
un soupir, un gémissement, ouvre tantôt 
un œil, se retourne sur elle-même, mur- 
mure des lambeaux de phrases délirantes 
où se mêlent, dans une divagation com- 
plète, des noms, des mots dont elle 
embrouille et tronque les syllabes. 

Oq voit cependant qu'il se fait un tra- 
vail dans son cei'^^eau à ses négations de 
têtes, ses gestes qui appellent ou repous- 
sent, ses mouvements de lèvres, tantôt 
caressants, tantôt suppliants, qu'épie 
anxieusement son père assis auprès d'elle. 



294 Les Eihaud 



— Souifres-tu ? lui demanda-t-il, tout 
bas. 

Elle fit signe que oui. 

— Où souffres-tu ? reprit-il. 

Elle montra son front. 

— Tu as mal à la tête ?... hein ?... Me 
reconnais-tu, maintenant ?... Begarde- 
moi... 

— Oui... Ah !... les tambours... cours 
vite... tu le guériras, toi,... tu es si bon ;... 
lui aussi est si bon... Les voilà... 

Le docteur eut un fï*oncement de sour- 
cils. 

Encore,... toujours,... murmura-t-il,... 
pauvre Madeleine,... comme elle l'ai- 
mait,... et il se mit à réfléchir profondé- 
ment. 

Qu'il avait donc durement payé les 
moments de bonheur qu'il avait eus dans 
sa vie. Comme tout lui avait menti. Il 



Les Bihaud 295 



s'était fait un point d'orgueil et d'hon- 
neur d'aimer sa famille et son pays ; ces 
sentiments si nobles, qu'il avait fièrement 
affichés, lui avaient menti comme le reste. 
Sa torture avait été plus douloureuse, ses 
angoisses plus poignantes, le fiel bu plus 
amer, justement parce que son cœur avait 
été meilleur, son âme plus généreuse, son 
patriotisme plus ardent. 

Sa conscience ne lui reprochait rien, 
non, rien,... pas même la mort de Perci- 
val. Il souffrait horriblement de la maladie 
de sa fille ; il n'avait pas dormi un seul 
instant durant les quarante heures, lon- 
gues comme des années, qu'il venait, le 
cœur tenaillé par l'angoisse, de passer 
auprès d'elle, et pourtant,... s'il ne pouvait 
rien se rappeler, rien revoir sans frémir 
de la scène de là-bas, dont le tableau 
lui traversait si souvent Tesprit dans un 



296 Les Bibaud 



éclair, — il n'éprouvait ni regret ni 
remords. 

Il combattait constamment pour oublier 
le rapport qu*il y avait entre ces deux 
noms : Madeleine et Percival. Car il ne 
voulait point, en s'accusant avec larmes 
du sort pénible de sa fille, envelopper 
dans la même douleur le sort du capitaine 
anglais. 

Ce qu'il avait fait avait eu un contre- 
coup très rude. C'était bien triste pour 
Madeleine,... mais pour Gabriel?... Et 
ceci le consolait. 

Une plainte, lentement soupirée, le tira 
de ses réflexions. 

— Tu n'es pas mieux, Madeleine ?... 
Parle-moi donc,... à moi, ton père... ton 
père. 

— Je t'aime bien,... ouij... si tu vou- 



Les Bibaud . 297 . 



lais, tu le ressusciterais... Il s*est laissé 
tuer sans défense... 

— A quoi songes-tu?... Qui est-ce qui 
est mort sans défense ?... Béponds-moi... 

— Cours,... cours,... le voilà,... couvert 
de sang, reprit-elle, en faisant un effort 
pour se soulever 

— Ne bouge pas,... tu es trop faible, 
Madeleine ; tiens, recouche-toi ; et de 
ses mains tremblantes, comme on dé- 
pose dans son berceau un enfant endormi, 
qu'on caresse et qu'on berce encore, il lui 
plaça la tête sur Toreiller, la recouvrit 
avec mille précautions puis il l'embrassa 
longuement. 

Tout à coup, un pas dans Tescalier, un 
frappement léger, une poussée de porte, et 
tout de suite, la figure bouleversée de 
Tabbé Michaudin fit son apparition. 

26 



298 Les Bibaud 



— Mon Dieu, je ne fais que d'apprendre 
et j 'accours... Est-ce sérieux, Bibaud ? 

— Sérieux comme dans tous les cas où 
le cerveau est en jeu... 

— Comment expliques-tu cette maladie 
soudaine ? 

Le docteur eut envie de tout avouer 
franchement, mais il crut remarquer 
un reproche tout prêt à s*échapper des 
lèvres de son ami et il s'arrêta à mi-che- 
min dans sa réponse : 

— Mon cher curé, même morts, ils 
savent encore m'atteindre, dit-il, en pas- 
sant sa main, dans un mouvement de 
caresse, sur le front de Madeleine... Le 
capitaine Smith n'est pas revenu, lui, avec 
les autres soldats... et... tu vois... 

— Que veux- tu dire, Eibaud ? Percival 
est-il mort ? reprit l'abbé, anxieusement. 



Les Ribaud 299 



— Chut I fit le docteur, sans répondre, 
en désignant sa fille du doigt. 

Le bon vieux curé resta tout rêveur. 
Au bout d'un moment, il continua : 

— Ah I Bibaud, tu as souffert, tu as 
pleuré, dis-tu ? moins qu'elle, cependant. 
Et ce qui se passe est peut-être le miracle 
qu'elle avait un jour demandé à Dieu : 
celui de briser Tamour qui rattachait à 
Percival... Tu ne sais pas, toi, <^mme elle 
Taimait. Il n'y avait vraiment que la 
mort pour les désunir... Qui sait ? peut- 
être même que la mort, au lieu de les 
désunir, va les réunir de nouveau plus 
étroitement que jamais, acheva-t-il, com- 
me en lui-même. 

— Mîchaudin... ne me parle pas ainsi ; 
tu m'épouvantes... 
Le docteur avait dit ces mots d'une 



300 Les Eihaud 



voix vibrante d'émotion, comme pour un 
appel suppliant. 

Madeleine sursauta sur sa couche. Elle 
regarda vaguement autour d'elle, fit un 
effort pour se ressaisir et, apercevant 
l'abbé Michaudin debout à ses pieds, il 
parut se faire une lucidité passagère dans 
son esprit : 

— Mon bon curé,... hélas ! non, ça ne se 
brise jamais... vous me l'aviez bien dit... 
Mais sauvez-le donc, vous, sauvez-le... ils 
vont le tuer... allez vite. ..Elle acheva dans 
un marmottage inintelligible ; la divaga- 
tion l'avait déjà reprise. 

—Pauvre enfant ! soupira le curé, et 
moi qui l'avais approuvée ;.. . oui, approu- 
vée ;... entends-tu, Eibaud ? Toi-même, 
en la voyant se débattre avec tant de 
générosité et d'esprit de sacrifice pour 



Le% Sibaud 301 



éteindre l'amour qui la consumait malgré 
elle, tu l'aurais aussi approuvée. 

— Y songes-tu, Michaudin? reprit le 
docteur. 

— C'est justement parce que j'y songe 
que je te le dis. Le pardon est encore 
plus grand et plus beau que la vengeance, 
vois-tu. 

— ^La dignité est aussi plus grande et 
plus belle que la bassesse. 

— La dignité,... ah! la dignité, elle est 
là, dans le cœur, Bibaud. J'ai combattu, 
j'ai été, comme toi, révolté de cet amour 
que je sentais grandir chez Madeleine ; ce 
que tu as enduré, je l'ai enduré. Mais de 
l'avoir vue, un jour, si résignée, si sup- 
pliante, si douloureusement triste, si com- 
plètement écrasée, je me suis demandé 
laquelle était vraiment plus admirable : 
ou sa dignité de fille qui souflFre, se raidit 



302 Les Bibaud 



et se tord sous le poids de son amour 
qu'elle traîne comme un boulet dont elle 
ne peut briser la chaîne, ou ta dignité de 
père, qui se débat entre ton oi'gueil de 
patriote, ton honneur et ta susceptibilité 
de race et de famille. Et, quand j'ai su 
combien il était fier et honorable, le jeune 
homme que Madeleine voulait, avec une 
résignation si généreuse, arracher de son 
cœur, je lui ai dit : Madeleine, aime-le. 

— Sans penser à son grand-père et son 
frère tués, à sa race écrasée, au mépris 
qui couvrirait son nom et le mien ?,.. 

— J'ai pensé qu'elle aimait, Bibaud... 
J'ai pensé aussi que briser son amour 
serait peut-être en même temps briser sa 
vie,... et tu vois... 

— Je t'en prie, Michaudin, épargne- 
moi, soupira le docteur. 

Le vieux euré fixa sur lui son regard. 



Les Rihaud 303 



Il le vit si bouleversé, la bouche crispée 
comme pour un sanglot, avec une expres- 
sion de figure si terrifiée, qu'il demanda, 
étonné : 

— Mais qu'as-tu donc, Eibaud ? 

Celui-ci resta muet, le front baissé, hon- 
teux comme un enfant, sous l'œil interro- 
gateur de son ami. L'abbé Michaudin se 
sentit gêné lui-même. Il refit à rebours 
les dernières phrases qu'ils venaient d'é- 
changer tous les deux et à mesure qu'elles 
défilaient dans son es])rit, mêlées à un fiot 
de réflexions réveillées pêle-mêle, son 
front se rembrunit peu à peu. 

Tout à coup, il subit une secousse de 
tous ses nerfs et, haletant, son regard 
profondément enfoncé dans celui de Ei- 
baud dont il s'était rapproché, tout bas, 
pour que Madeleine n'entende point : 

—C'est toi, qui l'as tué, n'est-ce pas? 



304 Les Ribaud 



Le curé n'avait prononcé aucun nom, 
seulement : **qui L*astué." Et ceci voulait 
dire : le capitaine Smith, Percival, le 
fiancé de ta fille, celui pour lequelelle se 
meurt. Il continua : 

— Je comprends ton angoisse et ta dou- 
leur. En tuant Percival, ta balle, dans un 
terrible ricochet, a du même coup dange- 
reusement atteint Madeleine... Pauvres 
enfants!... Voilà que je les plains tous 
les deux ;... tous les trois, plutôt,... car je 
te plains, toi aussi. 

— Grâce, mon ami. Ah ! ne m'accuse 
pas des souffrances de Madeleine... Je 
n'ai voulu faire que mon devoir. 

— Ton devoir,... en es-tu bien sûr, 
Eibaud ? Puis, en quoi avait- il manqué au 
sien, celui que Madeleine devait, il me 
semble, protéger à tes yeux comme un 
rempart ? 



Les Bibaud 305 



— Michaudin... comment me parles-tu ? 

— Je te parle en homme de cœur. Je 
sais pardonner. 

Le docteur deyînt pâle sous l'interro- 
gatoire sévère et solennel du curé : 

— Eh I bien, oui, reprit-il tout à coup, 
je Tai tué, franchement, loyalement, et 
c'est heureux ; car qui sait, grand Dieu, 
jusqu'à quel degré tu aurais pu, en en 
appelant à mon amour pour ma fille, me 
faire oublier l'orgueil de mon nom, la 
dignité de ma race. 

Et sans écouter il se précipita à genoux 
à côté du lit de Madeleine, comme pour 
lui demander pardon pour ce qu'il venait 
de dire. 

— Viens, dit simplement l'abbé Michau- 
din ; et il l'entraîna hors de la chambre. 



27 



XVI 
DOOTBUE ET CUEÉ 

— Tiens, c'est toi, papa ? 

— Oui, Madeleine... Souffres-tu toigours 
autant ? 

— Je ne sais,... je suis si perdue,... la 
tête si en déroute... Est-ce que je suis 

malade, papa ? Ah ! oui,... je suis 

bien malade. •• 



Les Rihaud 307 



C'est Madeleine qui revient, petit à 
petit, de sa violente commotion cérébrale. 
Mais à celle-ci succède une prostration 
générale accompagnée d'une élévation de 
température dont le pronostic inquiète 
gravement le docteur Bibaud. 

Ce qu'elle gagne en intelligence, elle le 
perd en force. Elle avait tout oublié dans 
sa soudaine torpeur d'esprit ; maintenant, 
à mesure que le jour se fait, elle comprend 
trop et c'est une autre souffrance qui 
l'étreint. 

Depuis trois jours, ce changement s'o- 
père graduellement chez Madeleine, et son 
père, qui la veille constamment, feuillette 
ses auteurs de médecine, cherche, prépare 
mille médications différentes pour enrayer 
le mal, mais il sait bien en lui-même que 
la thérapeutique a fort peu à faire dans 
de semblables cas. 



308 Les Bibaud 



Ces blessures profondes du cœur ne se 
guérissent pas par les moyens ordinaires 
chez des sensitives telles que Madeleine. 

Dans sa douce et naïve résignation elle 
avait fait le sacrifice de toutes ses illusions, 
de tous ses rêves. Elle n'avait souhaité 
qu'une chose : aimer... aimer comme ça, 
simplement, sans ambition, sans espoir. 
Et cette seule chose, qui devait être sa 
consolation, lui était tout à coup si bru- 
talement enlevée... 

Et, chaque fois qu'une intermittence de 
lucidité d'esprit le lui rappelle, elle en 
reçoit comme d immenses coups de massue 
qui la broient. 

Son père suit en même temps le travûl 
de termite qui la ronge intérieurement. 
U sue à grosses gouttes dans ses inutiles 
efforts pour la ramener à sa première 
gaieté, à son ancien état de santé. Tou 



Les Bibaud 309 



jours la même fièvre la mine, tojuours le 
même épuisement l'abat. 

— Si j'avais su... se dit-il parfois ; mais 
d'une négation de tête il interrompt la 
phrase commencée. 

Et il se remet à compulser ses livres 
dont les gravures, comme autant de ma- 
lades vivants, défilent sous son œil expé- 
rimenté. 

Non, le remède à la. maladie de Made- 
leine n'est pas là. Il repousse les volumes 
empilés devant lui, bouche les bouteilles 
ouvertes distribuées partout, puis, sans 
un mot il se jette dans un fauteuil, com- 
plètement découragé. 

Bientôt— toc, toc, très doux à la porte de 
la chambre. 

— C est toi, François ? 

— Oui, monsieur, répondit-il, et sa main 
tremblante glissée dans Tentrebaillement 



310 Les Bibaud 



présenta une lettre que le docteur alla 
recevoir. 

Celui-ci, d'un mouvement exerce du 
pouce, ôt sauter le cachet et il tira une 
carte élégante et très correcte. 

Il resta terrifié, secouant l'enveloppe 
sous ses doigts frémissants, la figui'e 
bouleversée, le regard vague cloué sur le 
lit de Madeleine 

La carte portait : 

Pbroival Smith 

Fort Ghambly. 

— Percival Smith... Percival... vivant,.. 
Il jette un cri : François ! qui réveille 
Madeleine. Dors, dit il, et les doigts 
crispés sur le carré de papier qu'il tient à 
la main, il s'élance à la poursuite de son 
vieux domestique... François, crie-t-il de 
nouveau du couloir. 



Les JRibaud 311 

Une voix haletante, entrecoupée par 
l'émotion lui répondit, 

— Qui t'a remis ça, François, reprend 
le docteur. 

— Lui... le capitaine Smith... Il s'est 
informé de la santé de mademoiselle 
Eibaud, puis il a déposé sa carte. 

— Lui-même ? 

— Lui même. 

— Mais alors ?... Celui qu'on a... là- 
bas... 

François, encore pâle et bouleversé de 
l'apparition si inattendue de Percival, 
haussa les épaules dans une mimique qui 
peignait tout son ahurissement, et, sans 
répondre à la question de son maître, 
ajouta simplement : '^ Madeleine sera si 
contente," et il disparut. 

Oui, *^ si contente "... Il Test presque 



312 Les Sibaud 



lui-même le docteur Bibaud, maintenalit 
que, revenu de la surprise où Ta jeté 
cette quasi résurrection du capitaine 
Smith, il songe au salut de i!i£adeleino. 
Mais à travers les lueurs de consolation 
qui illuminent son front, des idées sombres 
viennent se glisser qui le rembrunissent 
bientôt. Il lui semble qu'il se débat dans 
un cauchemar où tout s*embrouille dans 
une confusion impénétrable. 

Les tortures d*âme qu'il vient d'endurer 
s'effacent devant d'autres tortures. 

Tout à l'heure, Percival n'existait point. 
11 l'avait vu étendu, mort, porté comme 
une chose quelconque sur un brancard 
et ce tableau qu'il ne pouvait séparer de 
la maladie de Madeleine, l'avait durement 
fait souffrir. Maintenant, qu'il se le re- 
présente vivant, levé de son brancard, 
encore uni à Madeleine dans son esprit, 



Les Ribaud 313 



c est un autre ordre de souffrances qui 
Tétreint. 

— Faut-il donc que cette race s'acharne 
éternellement à s'emparer de la vie de 
chacun des miens ? se murmure- t-il, le 
poing secoué dans un geste de découra- 
gement... Tiens, te voilà Mîchaudin ?... 

Il n*avait pas encore aperçu le curé, 
debout auprès de lui, qui l'examinait. 

— Et Madeleine ? demanda 1 abbé. 

— A peu près dans le même état... En 
effet, tu ne sais pas... le capitaine... 

— Oui, je sais... Est-ce que Madeleine le 
sait aussi ?... Ecoute- moi, Eibaud, il faiit 
que tu la sauves à n'importe quel prix... 
Aucun sacrifice d'orgueil ou d'amour- 
propre ne doit te coûter, tu entends ? 

— Oui, j'entends et j'ai peur de com- 
prendre ce que tes paroles peuvent signi- 
fier. 



314 Les Rihaud 



Elles signifient peut- être le salut de 
Madeleine... C'est une main que nous ne 
voyons pas qui a dirigé les événements de 
ces derniers jours, n'essaie pas de te subs- 
tituer à elle. 

Le docteur leva un regard égaré sur le 
curé : 

— Crois-tu à la fatalité, toi ? 

— Je crois en Dieu. 

— Tu crois donc que c'est Dieu qui 
durant trois générations, nous jette, de ma 
famille, un à un, morts ou vivants, aux 
mains des Anglais ? Ceux qui ont résisté, 
ils les ont tués... Ceux dont ils n'ont pu 
prendre la vio, ils leur prennent le cœur, 
autre genre de mort. Car ma famille 
sera-t-elle moins éteinte, moins disparue, 
quand, au lieu de la vie, ils auront efElaoé 
jusqu'aux traces de son nom ? L'orgueil 
de ma race sera-t-il moins humilié, quand 



Les Rihaud 315 



mes compatriotes verront mes petit- fils 
abandonner leur langue pour parler an- 
glais ? 

— Autant que toi, Eibaud, je suis pa- 
triote, autant que toi j'aime ma nationalité, 
autant que toi je demande le triomphe des 
miens, mais en parlant comme tu parles, 
je croirais faire mentir mes sentiments de 
catholique que je place en dehors et au- 
dessus de tout autre sentiment. 

— Tu crois ? Michaudin. Mais ce que 
tu veux admettre est épouvantable. Tu 
n'as qu'une paternité de fiction, moi, j'ai 
une paternité vraie ; la tienne s'étend sur 
mille personnes, tes ouailles ; la mienne 
se résume à Madeleine, ma fille ; dans ces 
conditions ton cœur ne peut être boiî 
juge ; mais je te demanderai cependant : 
est-ce qu'en donnant ma fille à Percival 
Smith, ce ne serait pas outrager la mé- 



316 Les Rihaud 



moire de ce généreux enfant qui repose à 
trois pas d*ici et dont on entendrait le cri 
de révolte peut-être, si on écoutait ? 
Voyons, dis. 

L'abbé ressentit bien la justesse de l'a- 
postrophe et ne répondit rien. 

— Ah ! tu ne réponds pas,... mais ré- 
ponds donc ?... Smith, c'est un autre 
Henshaw, de même sang et de môme 
race et tu veux, toi Michaudin, toi mon 
ami, tu veux que je cueille pour Made- 
leine des fleurs d'oranger aux cyprès de 
Gabriel ? 

— Eibaud ! s'exclama simplement le 
vieux curé. 

— Ce sont tes sentiments de catholique 
et de chrétien que tu m'opposes Mais 
Dieu lui-même. Dieu le père, le même 
grand Dieu dont tu as invoqué le pardon 
sur Gabriel mourant, n'a-t-il pas proscrit 



Les Rihaud 317 



et maudit toute la race des bourreaux qui 
avaient crucifié son fils ? 

— Eibaud ! répéta le curé d'une voix 
suppliante. 

— Non, non... Mon Dieu ! continua le 
docteur sourdement, le front dans les 
mains... Je n ai donc pas assez souffert... 
je n'ai donc pas vidé le calice jusqu'au 
fond... si toutes ces souffrances et ces 
amertumes pouvaient être pour moi seul, 
au moins, que m'importerait ? Je me sen- 
tirais consolé et courageux... Mais pour 
elle, pour Madeleine... 

— Est-ce que je n 'ai pas toujours pris 
une part de tes douleurs, Eibaud ? Eh ! 
bien, nous serons encore deux. 

— Oh ! je savais bien que tu m'approu- 
vais. 

Et le vieux docteur eut comme un 
sourire. 



318 Les Mibaud 



— Pourtant, non, je ne t'approuve pas, 
reprit gravement l'abbé Michaudîn. Tu 
prises bien haut tes sentiments de 
loyauté, de générosité, d'honneur, de di- 
gnité, d orgueil, eh 1 bien, j'en connais de 
plus beaux et de plus élevés que les tiens. 

Eibaad était pensif. 

— C'est parce qu'il a été plus digne, plus 
loyal, plus généreux que toi, Bibaud, 
que Percival Smith a pu échapper à tes 
balles et venir t'offrir aujourd'hui, do la 
même main qu'il avait désarmée à la sup- 
plication de Madeleine, la preuve de sa 
sympathie. 

—Que veux-tu dire demanda le docteur 
stupéfié. 

— Ah 1 tu avais visé juste et je com- 
prends ton agitation en apprenant que 
Percival est encore vivant... car il n'est 
pas revenu, lui... le capitaine de là-bas. 



Les Rihaud 319 



— Hein I fit-il. 

— Oui, tu avais bien fait ton calcul, 
mais Dieu avait calculé autrement. 

Eibaud regardait le curé avec des 
grands yeux étonnés. 

— Tu aimes ça les beaux sentiments, 
continua- t-il, eh ! bien, écoute : Pendant 
que tu préparais des plans pour tuer 
Percival, celui-ci en préparait d'autres 
pour te sauver ; pendant que tu armais 
ta main , lui désarmait la sienne. Sans 
te soucier du bonheur de Madeleine tu 
allais t*embusquer pour mieux atteindre 
Percival ; lui, pendant ce temps là, par 
pitié et par amour pour ta fille, pro- 
mettait, entraîné par sa générosité d*âme, 
de ne pas répandre le sang des patriotes, 
les tiens. 

Mais bientôt, pris d*une sensation d'é- 
pouvante, il pensa : ** Tenir cette pro- 



320 Les Eibaud 



messe, c'est faillir à ma loyauté de soldat ; 
ne pas la tenir, c'est tromper Madeleine." 
C'est alors que, pour rester fidèle à son 
amour et à son devoir, il accepta l'expé- 
dient honorable et chevaleresque proposé 
par son ami Archie Lovell. " Prends 
mon drapeau, lui avait-il dit et donne-moi 
ton épée... Ah ! je sais encore commander, 
va,... et puis je serais si orgueilleux de 
mourir à la tête de ta compagnie." Et 
Percival, le cœur serré, entendant encore 
bruire à son oreille les accents si tristes 
et si suppliants de Madeleine, lui avait 
remis son épée en échange du drapeau. 

— Que m'apprends-tu, Michaudin I... 
celui que... 

— Celui que tu as tué, Bibaud, celui que 
tu as vu couché sur un brancard, c'est le 
porte- drapeau... Comprends-tu comment 
la Providence a arrangé les événements ? 



Les Eihaud 321 



Elle a sauvé Percival malgré toi et 
presque malgré lui. Maintenant réfléchis. 
Eéfléchis qu'il y avait d'un côté un An- 
glais, Smith, de l'autre un Français, 
Eibaud. Compare leurs sentiments et 
leur conduite et décide qui à eu le dessous, 
quelle race a été rapetissée dans cette 
éventualité. 

— Mon Dieu, Michaudin, aie pitié de 
moi... tu me tortures. 

— N'es-tu pas un peu la cause, toi, des 
tortures de Madeleine ? 

— Mais... Gabriel... Michaudin I... Ga- 
briel... cria-t-il étouffant d'émotion et se 
dressant tout droit en face de son ami. 

— Ah I Gabriel, c'était un grand cœur... 
Peut-être, en mourant, n'a-t-il pas re- 
poussé, lui, les larmes de douloureuse 
sympathie de Percival ? 

— Tu veux donc... tu veux donc... 

28 



322 Les Bibaud 



Mais le docteur n'acheva point. Sa voix 
8'était éteinte dans un pénible sanglot. 

Et dans une poignée de main, soumise) 
abandonnée, qui demandait grâce et où 
se sentait une volonté ébranlée, presque 
vaincue, Tabbé s'imagina reconnaître la 
capitulation de son vieil ami, toute voisine. 



XYII 



DEUX AMOUES 

— Bon, comme ça, Madeleine, appuyez 
bien la tête... Si vous dormiez un peu ?... 
je resterais auprès de vous à vous sur- 
veiller... 

— Non, François... Je me sens plus 
forte, il me semble, ce matin... C'est ce 
beau soleil qui me réchauffe et me ravive. . . 



324 Les Ribaud 



Comme c'est bon le soleil, hein ?... Tire 
les rideaux que je le voie, que je le regarde 
encore. 

Et Madeleine, se soulevant du coude, 
caressa longuement de son regard pour en 
garder une éternelle vision les vagues 
vertes et flottantes du Eichelieu, les 
grands arbres décharnés à la brise de 
cette fin de novembre, quelques feuilles 
mortes encore suspendues aux branches, 
des petits gamins, leurs sacs d'écolier 
aux dos, qui cueillaient là-bas des noix 
tardives, et plus à droite... elle chercha, 
pencha la tête pour mieux voir... les 
murs grisâtres du Fort. 

Le Port... oui, c'est lui surtout qu'elle 
désirait revoir, pour refaii-e dans son 
esprit, la faire revivre avec plus de vérité 
encore, une scène qu'elle évoquait tendre- 
ment en elle-même. 



Les Rihaud 325 



Mais elle en ressentit un frisson si 
glacé qui agita toute sa personne qu'elle 
se laissa retomber sur son lit en refoulant 
une larme aux fond de ses veux. Elle 
resta longtemps rêveuse. 

Tout à coup : 

— Tiens,... mon gros journal, soupira-t- 
elle, en apercevant, encore sur son secré- 
taire, son cahier abandonné à toutes les 
indiscrétions... Mon Dieu ! Papa ne Ta 
point vu, François ? 

— Non, mademoiselle, personne... 

— C'est bon, donne-le moi, que j'en re- 
lise quelques feuillets... Ça me fera peut- 
être du bien. 

— Non, ça vous fera plutôt du mal, 
Madeleine. 

— Tu crois, François ?... Qu'importe 
une souffrance de plus. 

Et, de son doigt fin et amaigri, humide 



326 Les Eibaud 



de salive pour mieux faire glisser les 
pages, elle fouille ; elle jette un regard 
tantôt indifférent, tantôt attristé sur la 
feuille qu'elle retourne avec effort ; elle 
murmure des dates : ah !... et elle relut... 

Mais bientôt épuisée, tremblante, elle 
laissa échapper, de ses mains frémissantes, 
le vieux journal de sa vie. 

— Tu as raison, François... Quelle dif- 
férence il y a dans ce cahier vu d'aujour- 
d'hui et vu d'hier... Il n'y a plus rien qui 
me fasse du bien maintenant, ajouta-t- 
elle tout bas. 

— Cependant, Madeleine... si vous sa- 
viez... peut-être... 

— Oh ! non, François... Begarde-moi 
donc comme je suis faible... comme je suis 
amaigrie... Elle s'arrêta pour respirer : 
Y at-ii longtemps que je suis malade ? 

François, agité, comme refoulant en lui 



Les Rihaud 327 



un aveu prêt à éclater, baissa simplement 
la tête, sans répondre. 

De nouvelles questions parurent flotter 
sur les lèvres de Madeleine, mais n'osant 
pas les faire, elle ferma lentement, 
doucement, ses paupières comme dans un 
renoncement de tout son être. 

Au même instant, le docteur Kibaud 
poussait la porte sans bruit et entrait. 

Depuis la veille qu'il avait appris 
l'existence de Percival, une lutte terrible, 
sans relâche, se livrait constamment dans 
son âme. C'était des allées et venues 
inconscientes, des dialogues muets qu'il 
tenait seul, des interrogations, des ré- 
flexions qu'il se faisait. 

Un moment assis, puis bientôt debout il 
se promenait sans but. Et à tout instant, 
par la porte légèrement entrebâillée, dis- 
crètement, il entrait dans la chambre de 



328 Les Rihaud 



Madeleine, se jetait sans bruit sur un 
fauteuil et restait longtemps à songer. 

D'autres fois il lui parlait et c'était 
des phrases tourmentées qu'il lui disait, 
des mots de pitié entremêlés de questions 
suggestives : Te sens-tu plus forte, Made- 
leine ?... oui, n'est-ce pas... tu es mieux ?... 
Je t'aime bien, va... dis que tu m'aimes 
toi aussi... Tu es mieux, hein ?... dis moi 
aussi que tu es mieux. 

Et quand Madeleine répondait : oui, 
papa. . . je me sens mieux, il contredisait 
tout de suite : 

— Non, pauvre Madeleine, tu souffres 
encore ; tu me trompes... 

£t il reprenait ses courses affolées à 
travers les pièces de l'appartement. 

Ah ! de ses sentiments d'orgueil, d'anti- 
pathie, d'inimitié, il n'en restait plus rien 
dans son âme écrasée et souffrante. Sa 



Les Ribaud 329 



conscience lui avait fait subir un interro- 
gatoire terrible et il en était sorti épou- 
vanté. 

Oui, une seule pensée le préoccupait 
maintenant : sauver sa fille. Mais, grand 
Dieu I au prix de quel effondrement de tous 
ses calculs, de tous ses plus intimes senti- 
ments. Il n*ose pas y arrêter son esprit. 
Il prend des détours, des tangentes 
fausses et mensongères pour mettre la 
raison de son côté et se dérober ainsi à ce 
malaise cuisant qui le harcèle comme un 
aiguillon de fer rougi au feu. 

Puis, quand à bout de volonté, il sent la 
défaite, la soumission toute proche, le 
souvenir de Gabriel qu'il évoque vient, 
comme un ressort caché, le retenir encore. 

Mais en passant de nouveau, un peu 

plus tard, rasant les portes, le cou tendu, 

il en tendit, au milieu de paroles chuchotées, 

29 



330 Les Rihaud 



la voix de Madeleine qui murmurait 
comme un soupir : 

— Non... non... c'est pour me troiïiper 
que vous me dites cela... 

Le docteur poussa fiévreusement la 
porte, un serrement d'angoisse au cœur : . . . 
Est-ce encore du délire ?... Il entra. 

Non, ce n'était pas du délire. 

C'est que le vieux curé Michaudin, sans 
l'avertir, s'était fait conduire tout droit à 
la chambre de Madeleine ; il s'était assis 
auprès d'elle et il lui pai'lait 

Bibaud devint tout honteux en sa pré- 
sence, il sentit une espèce de défiance, 
presque de reniement, dans cette arrivée 
muette de son vieil ami. Il leva à peine 
les yeux sur lui et s' adressant à sa fille : 

— Tu n'es pas plus mal, n'est-ce pas ? 

— Non... père,... je vais mieux... 

Il prit un verre sur la table. 



Les Eibaud 331 



— Tiens, si tu prenais un peu de cette 
potion, ça te ferait tant de bien, il me 
semble... essaie... 

— Oh !... non... père... c*est inutile ; 
tu vois bien que je vais mieux... regarde, 
et elle fit un effort pour ébaucher un 
sourire où tout sonnait faux. 

— Dieu ! que tu es bonne, toi. 

— Mais toi aussi, tu es bon, père. 

Il ne put réprimer un ressaut de toute 
sa poitrine. Cette réponse, si douce, si 
naïve, si caressante dans la bouche de 
Madeleine, venait de le brûler jusque 
dans les moelles ; c'était un abîme qu'elle 
ouvrait devant lui cette phrase toute 
pleine de suave résignation sans même 
une ombre de reproche : Toi aussi, tu es 
bon, père. 

Il se pencha sur elle, la baisa au front 
longuement, comme pour en garder une 



332 Leè Ribaud 



traînée de tendresses et d'amour qui le 
soutiendrait, et sans ajouter un mot, pré- 
cipitamment, il sortit. 

— Quand je te dis, Madeleine, qu'il vit, . . . 
et que tu vivras toi aussi. 

C'était le curé qui tout de suite avait 
repris. 

— Si c'était vrai... oh 1... Et Madeleine 
avait esquissé ce sourire de malade si 
charmant, si bon, si rayonnant, un de ces 
sourires comme en ont les phtisiques à 
qui l'on dit menteusement d'espérer et 
qui ne s'oublie jamais. 

— J'ai tant prié, va ; je n'ai demandé 
que ça, rien que ça à Dieu en retour de 
ma vie olBferte, Crois-tu qu'il pouvait me 
refuser, moi qui lui ai tout donné, tout 
sacrifié ? Puisque sous son regard, devant 
son petit autel, en son nom presque, je 



Les Rihaud 333 

t'ai dit, je t'ai commandé : Aime-le, est-ce 
qu'il pouvait me désavouer ? 

— Si c'était vrai, répétait Madeleine... 
si c'était vrai... Et pourtant... 

Mais pendant ce temps-là, un homme, 
frôlant des coudes les murs et les clôtures 
blanchies, va à travers les nyss, indifférent 
à tout, sans reconnaître personne, avec le 
regard vague et stupéfié d'un somnam- 
bule. A chaque pas qu'il fait, il lui 
monte de la poitrine des soupira de bûche- 
ron à la tâche. 

Qui il est ? Le docteur Eibaud. 

Où va-t-il ainsi ? Au Fort. 

Oui, au Fort, tendre la main àPercival 
et lui crier dans son désespoir humilié : 
puisque Madeleine se meurt à cause de 
vous, sauvez-la donc alors. 

Pour s'expliquer la possibilité d'une 
telle démarche de la part du docteur 



334 Les Bibaud 



Eibaud, il faut d'abord comprendre la 
force de ce sentiment, Tamour paternel. 
Eien ne lui résiste et le dernier des misé- 
rables, celui qui égorgerait sa mère, 
devient doux et rampant dès qu'il s'agit 
de son enfant. 

Et il avance ainsi, son chapeau sur les 
yeux, hésitant et honteux comme un cri- 
minel. 

Pour ne pas reculer, ne pas retourner 
chez lui dans un mouvement de révolte 
de tout son orgueil, il se répète cens. 
tamment cette phrase où Madeleine a mis 
toute la musique si douce, si caressante de 
sa voix : Toi aussi tu es bon, père. En 
même temps, il se représente celle-ci, pftle^ 
amaigrie et ce tableau le soutient et le 
raffermit dans sa résolution. 

11 aperçoit maintenant le Fort tout 
près de lui ; mais au même moment le 



Les Mihaud 335 



coup de canon de midi retentit avec un 
bruit de provocation insolente. Il s'arrête 
effaré, comme s'il eut reçu le boulet en 
pleine poitrine et sa double fierté de Fran- 
çais et de patriote se réveille. 

Le fracas de la détonation qui gronde 
autour de lui en échos bondissants ravive 
son vieil orgueil de race, ses oreilles 
bourdonnent, le vertige le roule dans un 
nuage où il entend tout son passé d'hon- 
neur indomptable et rigide lui crier des 
apostrophes qui Técrasent et le clouent 
sur place. 

D'une main il se cramponne à un arbre 
du trottoir, de l'autre, un instant brandie 
dans un geste de défi et de mépris vers le 
Fort, Il appuie son front baissé. 11 parle 
et on l'entend qui se dit, toute son ardeur 
passionnée dans la voix : je n'irai pas, 
non, je n'irai pas. 



336 Les Rihaud 



Mais à la même minute, succédant aux 
grondements du canon qui venaient sou- 
dainement de ressusciter toutes ses colères 
et ses rancœurs, un autre son le frappe 
un son doux et tendre, ne rampant pas 
celui-là sourdement au fond des ravins, 
dans les coins obscurs des bois, mais pla- 
nant, léger et caressant comme un pardon, 
dans le ciel pur, c'est celui de la cloche de 
son village. 

Oh ! alors une réaction nouvelle se &it 
à chaque volée de Tangelus. C'est à 
présent la détente. Ce tintement l'im- 
pressionne comme s'il eut entendu le glas 
de sa fille. 

Il revoit Madeleine, il entend sa voix, il 
lit le reproche écrit dans la figure de Tabbé 
Michaudin, et, déjà gagné, emporté de 
nouveau par son amour de père plus fort 
que tout, il détache péniblement ses mains 



Les Ribaud 337 



de Tarbre où il s'était appuyé, et, haletant, 
la tête en déroute, sentant des oscillations 
dans le trottoir, il reprend son chemin. 

Il s'engage sur le terrain en pente qui 
mène au Fort. A Tavance, il roule dans 
son esprit des phrases,... il les change, en 
choisit quelques-unes violentes et fières, 
qu'il remplace tout de suite par d'autres 
plus soumises, plus humbles où il implore 
le ealut de Madeleine. 

Le docteur Ribaud est bien vaincu cette 
fois. 

Mais, justement comme celui-ci s'en- 
gouifre sous la voussure qui encadre l'im- 
mense porte du Fort, Percival Smith, 
Percival lui-même, pareillement agité, 
également aiguillonné par son cœur, tra- 
verse en sens contraire les rues du village 
de Chambly, Mais chez lui, pas d'hésita- 
tion, pas de lenteur ; il va automatique- 



338 Les Rihaud 



ment, dans un élancement violent, presque 
sauvage de sa volonté et de son amour. 

Sa démarche est ferme, décidée, malgré 
la fièvre qui le brûle et Tétourdit, et une 
pensée fixe où se traduit tout Temporte- 
ment nerveux d'une résolution énergique 
s'accuse nettement chez lui aux plis 
creusés de son front. 

Il a reçu, sans savoir d'où ni comment, 
ce simple mot sur une carte : Madeleine ; 
rien que ça : Madeleine. Mais à travers 
le papier, il y lit un appel éperdu de 
détresse. Sans peur, bravant toutes les 
colères, décidé à toutes les audaces, résigné 
à toutes les insultes, il accourt vers elle... 
Car Madeleine... c'est sa fiancée devant 
Dieu, devant sa conscience. 

Il entend les battements désordonnés de 
son cœur dès qu'il entrevoit parmi les 
arbres certaines fenêtres, si mornes, si 



Les Ribaud 339 



tristes à voir à présent, dernièrement si 
gaies, où du Fort, il puisait à chaque 
instant du jour, de son regard projeté, 
tout le baume enivrant qui avait adouci 
sa vie do soldat. 

Tout à coup, une pensée horrible le 
suifoque et le crispe affreusement : Si elle 
était morte. 

Emporté, comme affolé par sa crainte et 
son amour, il atteint la maison du docteur 
Ribaud, il on escalade le perron, il frappe, 
il ouvre... 

François est là. 

— Madeleine, crie-t-il, pendant que son 
regard inquiet, effaré, bouleversé, fouille, 
plonge à travers les portes ouvertes... 
Madeleine, où est-elle ?... Je veux lavoir. 
Et son œil supplie et menace à la fois. 

— Là, dit simplement François en poin- 
tant sa main en haut. 



340 Les Bihaud 



— Conduisez- moi,... jo veux la voir, 
repéta-t-il, avec un ton d'angoisse et de 
commandement. 

Le vieux François songea un moment, 
puis, le doigt sur les lèvres : 

— Venez, lui dit-il tout à coup, et, sur la 
pointe des pieds, grimpant les marches 
de Tescalier, il entr'ouvrit la. porte et 
brusquement le poussa dans la chambre 
de Madeleine. L'abbé Michaudin y était 
encore ; il priait maintenant. 

Alors, un cri de surprise extrême re- 
tentit ; un de ces cris isolés, détachés, que 
l'on entend ou que l'on pousse parfois 
dans les nuits de rêve : 

— Percival I 

Et Madeleine, subitement transformée, 
transfigurée comme dans une assomption 
de vierge, retrouvant sa force dans son 
émotion, dans ce bonheur si soudain, si 



Les Rihaud 341 



imprévu qui Tassaillait, 8*était redressée 
toute droite dans son lit. 

Elle tendit instinctivement ses mains 
comme pour une imploration de prière : 
Percival ! répéta-t-elle de nouveau et elle 
eut un geste vite réprimé de caressante 
étreinte. 

— Madeleine,... Madeleine,... lui souflSa 
doucement la voix do Percival. 

Elle le regarda tendrement,rexaminant, 
comme en doute : 

— Oui, c'est bien toi, dit-elle. 

Puis ayant tourné un instant, vers le 
vieux curé tout ému, assis immobile 
auprès d'elle, ses pauvres grands yeux 
bleus tout débordants do larmes, pour lui 
bien faire comprendre et sa reconnais- 
sance et son bonheur, elle se jeta sur son 
lit, la tête cachée dans son oreiller. 

Une violente agitation d'âme les boule- 



342 Les Bibaud 



versait intimement, bien que différem- 
ment, tous les trois, et silencieux, le 
regard voilé, retenant même leur respira- 
tion, ils restèrent longtemps, bien long- 
temps, sans souffler un mot, dans le 
calme morne de la chambre. 

A ses épaules secouées, on reconnaît 
que Madeleine pleure ; mais quelles 
bonnes larmes elle répand, quelles larmes 
ineffables qui lavent, qu'elle boit et qu'elle 
bénit. 

A la fin, Percival s'approcha d'elle : 
Va, ne pleure pas, Madeleine. 

Mais une voix grave, adoucie et cassée 
par l'émotion, avait repris auprès de lui : 
Non, ne pleure plus, pauvre Madeleine. 

C'était le docteur Bibaud qui apprenant 
de la sentinelle le départ de Percival était 
tout de suite revenu à grands pas auprès 
de sa fille. 



Lés Ribaud 343 



Son attitude digne indiquait la mo- 
deste sérénité des suprêmes résolutions. 
Il n'avait trahi aucun mouvement de 
surprise ou de dépit ; sa figure solennelle 
paraissait plutôt réjouie et rayonnante. 

A bout de forces, tout à son cœur de 
père maintenant, il saisit, dans un geste 
résigné et sublime de renoncement, la 
main de Percival dans la sienne, et, l'en- 
traînant aux côtés de Madeleine, au de- 
vant de son vieil ami : 

— Eh ! bien, bénis les donc, Michaudin... 
Nous serons un de plus pour pleurer 
Gabriel. 

Puis, las de lutter, se jetant à genoux, 
il posa sa tête blanche sur l'épaule de sa 
fille, leurs cheveux mêlés, toute sa large 
stature secouée par les sanglots, et il lui 
murmura dans la chaleur confondue de 
leurs respirations : 



344 Les Bihaud 



— Dis-le moi, maintenant, que je suis 
bon. 

Et Madeleine, plongeant ses doigts fins 
dans les cheveux de son père, lui répéta 
comme dans une gâterie de mère pour son 
enfant : 

— Oh ! oui père, comme tu es bon. 



XVIII 

JOUENAL DE MADELEINE 

2 mai 38. 

Quand je me reporte à une certaine 
visite faite l'automne dernier à Téglise de 
mon village, quand je me revois écrasée 
dans une banquette sous le poids de mon 
amour découragé, je me rappelle Taspect 
de morne vétusté, de navrante tristesse 
que m'offraient alors les murs dépolis, les 

30 



346 Les Rihaud 



grands saints ankylosés dos tableaux, les 
voûtes et les colonnettcs dédorées. 

Mais au matin do ce joyeux jour dont 
chaque heuro résonne encore dans mon 
cœur, l'ai-jo trouvé gentille et coquette un 
peu la petite église do mon vieux curé I 

J'étais si délicieusement impressionnée, 
en y arrivant au bras de mon père, que je 
n*ai rien vu de ses lézardes, de son mor- 
tier effrité, do ses pierres détachées et 
branlantes. 

Je n'ai remarqué que des fleurs, des 
cierges allumés et scintillants partout, les 
buéos do l'encens, un grand tapis rouge 
qui étendait dos étoiles multicolores sous 
mes pieds. Partout dos visages joyeux et 
amis tournés vers moi et à chaque niohe 
collée aux murs do bonnes vieilles têtes 
de saints do tous les temps et de toutes les 
races, — St-Paul, St-Patrice, St-Jean, St- 



Les Rihaud 34Ï 



Pierre, — qui riaient et frateroisaient dans 
leur allégresse, comme Percival et moi 
dans notre bonheur. 

Puis, pour m'étourdir encore davantage, 
des flots harmonieux de marche nup- 
tiale, des volées éclatantes de cloche 
qui remplissaient toute Téglise et lui 
donnaient des allures de septième ciel. 

Il y avait bien encore un autre saint, — 
vivant celui-là — mon vieux curé, qui me 
parut, malgé sa figure grave et la solennité 
de sa mission, se mordre les lèvres, quand 
il m'a demandé : Prenez-vous pour époux 
ce grand vilain capitaine qui est là à ge- 
noux à vos côtés. 

Il me semble même qu'il y a mis un 
petit ton moqueur qui signifiait : Tu 
comprends, Madeleine, je te demande ça 
parce que c'est la coutume ; je sais bien 
que tu vas me répondre tout de suite : oui. 



348 Les Rihaud 



Et qu'il avait, ma foi, mon Dieu, bien 
raison, mon bon curé ! 

Ensuite, il m'a débite des phrases latines 
qui m'embrouillèrent totalement et m'en- 
traînèrent dans un monde fantastique où 
les statues, les assistants, les enfants de 
chœur avec leurs surplis blancs, les saints 
des niches me parurent comme trans- 
formés tout à coup en personnages de cire. 
Jusqu'à mon fidèle François, dont je 
voyais distraitement la barbe blanche 
épousseter le rebord du jubé, qui me 
sembla aussi soudainement transfiguré. 

C'était une étrange émotion qui me 
berçait. 

Peut-ôtre étaisje déjà consciente de la 
solennité de cette minute qui venait de 
confondre nos existences et nous river 
éternellement l'un à l'autre, Percival et 
moi ! 



Les Bibaud 349 



Je ne revins complètement à la réalité 
que dans la sacristie, quand je vis mon 
père, avec un sourire plein de suave 
bonté, tendre la main à mon mari. 

Là j*ai vu que j'étais vraiment femme. 

C'était de la part de mon père la con- 
firmation pleine et entière de la bénédic- 
tion de mon mariage par Dieu. 

Oh ! cette franche poignée de main 
échangée entre eux, quellejoyeuse et con- 
solante impression j'en ai reçue. 

Quelle ratification complète de notre 
amour j'y ai vue. Car j'ai compris que 
cette main tendue signifiait maintenant : 
l'oubli, le pardon, l'affection vraie, la sin- 
cère sympathie. 



350 Les Rihaud 



20 mal 38 

Comme elle a flambé !... 

Oui, brûle, lui ai-jo dit, et, du bout de 
ma plume, je la piquais, je la retournais 
pour que le feu la léchât mieux et plus 
vite. 

Puis en tendant les lèvres, à pleins 
poumons, j'ai soufflé très fort sur les 
restes pulvérisés, afin de les chasser à 
tous les vents et n'en rien laisser de leurs 
cendres et de leurs poussières de cendre. 

Elle en contenait tant aussi de sombres 
et lugubres désespérances, de tristesses 
alors crues sans retour, cette page, — écrite 
un jour de cruel découragement,— que je 
viens d'arracher à mon journal et dont il 
m'a fait tant plaisir de suivre des yeux les 
contorsions sur la flamme. 

Un instant, j'ai vu avec terreur les mots 



Les Bibaud 351 



de désespoir et d'abattement, la date — 25 
novembre 37, — tout ce que j'y avais tracé, 
se dessiner en lettres sinistres, que je pou- 
vais lire encore sur le fond carbonisé du 
papier. Mais bientôt tout s'est effacé et 
confondu dans un nuage aussi sombre 
que mes pensées d'alors. 

Ainsi, ne t'inquiète pas, mon gros cahier, 
si tu me vois les yeux rougis, c'est la 
fumée qui me fait pleurer. Car mainte- 
nant, oh ! c'est le réveil, c'est la vie, c'est 
la gaieté, ce sont les accords ineffables de 
l'amour et du bonheur ; c'est l'ivresse 
folle, débordante, qui court dans mes 
veines. 

Plus d'abîmes entr'ouverts sous mes 
pieds ; mais une main qui se tend vers 
moi, un bras qui me soutient, m'entoure 
et me protège. 

A travers ce concert de joie et d'amour 



352 Les Eibaud 



qui berce maintenant mon esprit, pouvais- 
je permettre à cette page de continuer à 
jeter constamment sa note douloureuse 
et découragée ? 



2 juillet 38. 

J'ai retenu cette parole de mon père : 
Eh ! bien, nous serons un de plus pour 
pleurer Gabriel. 

Et aujourd'hui, Percival m'a accompa- 
gnée dans mon pèlerinage annuel à la 
tombe do ce cher petit frère. 

En route, je me suis fait raconter tous 
les incidents de ce drame affreux qui 
l'avait si brusquement enlevé à notre 
affection. C'est avec une émotion encore 
vibrante qu'il m'en a répété chacun des 
détails : Ce pauvre Gabriel foudroyé à la 
première balle ; mon père, affolé de dou- 



Les Rihaud 353 



leur et de colèrese précipitant au même mo • 
ment sur la scène ; Tabbé Michaudin com- 
plètement atterréj Percival lui-même, bien 
que témoin advei'se, empoigné jusqu'aux 
larmes en face do cet héroïque enfant, 
tout à l'heure la jeunesse et la vie, déjà 
cadavre, qui venait avec tant de grandeur 
d'âme sacrifier les illusions de ses vingt 
ans à ce qu'ils appellent l'honneur. 

L'honneur, mot terrible et sauvage dont 
on couvre les tragédies semblables, mais 
qui ne les expliquera jamais à mon cœur 
de femme. 

Percival s'est agenouillé à côté de moi 
sur le gazon reverdi et j'ai senti alors que 
nous ne faisions vraiment plus qu'un et 
que c'était bien son frère qu'il pleurait lui 
aussi. 

Il m'a semblé qu'il me pardonnait, qu'il 
m'approuvait maintenant mon pauvre 

31 



354 Les Rihaud 



Gabriel, et qu'il se rdjouissait en luî-mômo 
dans son ciel de ce que l'exemple de sa 
mort, do son dévouement et de son cou^ 
rage avait pu arracher des larmes d'ad- 
miration et do regret même à ses adver- 
saires. 

Puis, Percival s'est levé et il m'a dît : 
— J'ai une autre tombe à visiter. Elle re- 
couvre quoiqu'un qui s'y est volontaire- 
ment couché à ma place et qui a ainsi 
payé de sa vie, tout, tout mon bonheur... 
Comprends-tu Madeleine ?... 

Alors, sans répondre, j'ai détaché une 
fleur de colles do Gabriel et j'ai suivi 
Percival à la tombe do ArchieLovell 



Fin. 



TA.B31.E 



I. A '' La Huronne " 1 

II. Un duel 19 

III. Bal chez le seigneur de Rou ville ... 37 

IV. Journal de Madeleine 59 

V. Des vieux amis 85 

VI. Journal de Madeleine 98 

VII. La chanson du fou 124 

VIII. Pour la liberté 149 

IX. '' Aime-le, Madeleine " 165 

X. Au Fort 18G 

XI. Deux patriotes 214 

XII. Deux patriotes (5Wî7e) 234 

XIII. Journal de Madeleine 255 

XIV. Retour des soldats 270 

XV. Angoisses et douleurs 291 

XVI. Docteur et curé 30(5 

XVII. Deux amours 323 

XVIII. Journal do Madeleine 345 



ACHBvé d'imprimer 

LE VINGT-SIX JUILLET MIL HUIT CENT QUATRE-VINGT-DIX-HUIT 

PAB 

ËUKÈRK SENEGAL A CIB 

20 HUE ST-VINCENT, MONTRÉAL